PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 147
premier venu qui voudra, selon ton énergique expression, m’assener son poing
sur la joue, me dépouiller de mes biens, me bannir de la cité, ou, pis encore,
me mettre à mort, et qu’être dans une telle situation est la chose la plus
honteuse du monde. Telle était ton opinion. Voici la mienne : je l’ai déjà
exprimée plus d’une fois, mais rien n’empêche de la répéter.
Je nie, Calliclès, que la chose la plus honteuse soit d’être souffleté injustement
ou de se voir couper les membres ou la bourse, et je soutiens qu’il
est plus
honteux et plus mal de me frapper, de me mutiler injustement, moi et les
miens, et que me voler, me réduire en esclavage, percer ma muraille, en un
mot, commettre une injustice quelconque contre moi ou contre ce qui
m’appartient est une chose plus mauvaise et plus laide pour celui qui commet
l’injustice que pour moi qui en suis victime.
Ces vérités qui nous sont apparues plus haut dans nos précédents discours,
comme je le soutiens, sont attachées et liées,
si je puis employer cette
expression hardie, par des raisons de fer et de diamant, du moins à ce qu’il me
semble. Si tu ne parviens pas à les rompre, toi ou quelque autre plus vigoureux
que toi, il n’est pas possible de tenir un autre langage que le mien, si l’on veut
être dans le vrai. Pour moi, en effet, je répète toujours la même chose, que
j’ignore ce qui en est, mais que de tous ceux que j’ai rencontrés, comme toi
aujourd’hui, il n’en est aucun qui ait pu parler autrement sans prêter au ridi-
cule.
J’affirme donc encore une fois
que les choses sont ainsi ; mais si elles sont
ainsi, et si l’injustice est le plus grand des maux pour celui qui la commet, et
si, tout grand qu’est ce mal, c’en est un pire encore, s’il est possible, de n’être
pas puni quand on est coupable, quel est le genre de secours qu’il serait
vraiment ridicule de ne pouvoir s’assurer à soi-même ? N’est-ce pas celui qui
détournera de nous le plus grand dommage
? Oui, ce qu’il y a
incontestablement de plus laid en cette matière, c’est de ne pouvoir secourir ni
soi-même, ni ses amis et ses proches. Au second
rang vient le genre de
secours qui nous protège contre le second mal ; au troisième rang, celui qui
nous protège du troisième mal, et ainsi de suite. Plus le mal est grave, plus il
est beau d’être capable d’y résister et honteux de ne pas l’être. Cela est-il
autrement ou comme je le dis, Calliclès ?
CALLICLÈS
Il n’en est pas autrement.
SOCRATE
@
LXV. —
509c-510b
De ces deux choses, commettre l’injustice et la subir, nous
déclarons que le mal est le plus grand pour celui qui la commet,
moins grand
pour celui qui la subit. Que faut-il donc que l’homme se procure pour se
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 148
défendre et s’assurer le double avantage de ne commettre et de ne subir
aucune injustice ? Est-ce la puissance ou la volonté ? Voici ce que je veux
dire. Suffit-il de vouloir ne pas subir d’injustice pour en être préservé, ou
est-ce en se ménageant de la puissance qu’on s’en préservera ?
CALLICLÈS
C’est évidemment en se ménageant de la puissance.
SOCRATE
Et pour ce qui est de commettre l’injustice ? Est-ce assez de ne pas vouloir la
commettre — en ce cas, en effet, on ne la commettra pas — ou bien faut-il
pour cela acquérir une certaine puissance et un certain
art dont la connaissance
et la pratique peuvent seules nous empêcher d’être injustes ? Réponds-moi sur
ce point particulier, Calliclès. Penses-tu que, quand nous sommes convenus,
Polos et moi, au cours de la discussion, que personne n’est injuste
volontairement, mais que tous ceux qui font le mal le font malgré eux, nous
avons été contraints à cet aveu par de bonnes raisons, ou non ?
CALLICLÈS
Je te passe ce point, Socrate, pour que tu puisses achever ton discours.
SOCRATE
Il faut donc, à ce qu’il paraît, se procurer une certaine puissance et un certain
art pour réussir à ne point commettre d’injustice.
CALLICLÈS
Certainement.
SOCRATE
Maintenant, quel peut bien être l’art qui nous met en état
de ne point subir
l’injustice ou d’en subir le moins possible ? Vois si tu es de mon avis sur ce
point. Je pense, moi, qu’il faut posséder dans la cité le pouvoir ou même la
tyrannie, ou bien être un ami du gouvernement existant.
CALLICLÈS
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 149
Tu peux voir, Socrate, avec quel empressement je t’approuve, quand tu dis
quelque chose de juste. Ceci me paraît tout à fait bien dit.
SOCRATE
LXVI. — Examine maintenant si ce que je vais dire
510b-510e
te paraît
également bien dit. Il me semble à moi que la plus étroite amitié qui puisse
lier un homme à un homme est, comme le
disent les anciens sages, celle qui
unit le semblable au semblable. Et à toi ?
CALLICLÈS
A moi aussi.
SOCRATE
Ainsi là où le pouvoir appartient à un tyran sauvage et grossier, s’il y a dans la
cité quelque citoyen beaucoup meilleur que lui, le tyran le redoutera
certainement et ne pourra jamais l’aimer du fond du cœur.
CALLICLÈS
C’est exact.
SOCRATE
Mais s’il y a un homme beaucoup plus mauvais que lui, le tyran ne saurait
l’aimer non plus ; car il le mépriserait et ne rechercherait jamais son amitié.
CALLICLÈS
C’est vrai aussi.
SOCRATE
Alors le seul ami digne de considération qui lui reste est un homme du même
caractère que lui ; qui blâme et loue les mêmes choses et qui consent à lui
obéir et à s’incliner sous son autorité. Celui-là jouira d’un
grand pouvoir dans
la cité et personne ne pourra se féliciter de lui faire du mal. N’est-ce pas la
vérité ?
CALLICLÈS