De la grammatologie



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DE LA GRAMMATOLOGIE

la consonne sur la voyelle, du septentrional sur le méridional

de la capitale sur la province. Allant nécessairement dans le

sens de la première catastrophe, la catastrophe supplémentaire

en détruit néanmoins les effets positifs ou compensateurs. Sou-

lignons-le :

« Bientôt la servitude ajouta son influence à celle de la

philosophie. La Grèce aux fers perdit ce feu qui n'échauffe

que les âmes libres, et ne trouva plus pour louer ses tyrans

le ton dont elle avait chanté ses héros. Le mélange des

Romains affaiblit encore ce qui restait au langage d'harmonie

et d'accent. Le latin, langue plus sourde et moins musicale,

fit tort à la musique en l'adoptant. Le chant employé dans

la capitale altéra peu à peu celui des provinces ; les théâtres

de Rome nuisirent à ceux d'Athènes. Quand Néron remportait

des prix, la Grèce avait cessé d'en mériter ; et la même mélo-

die partagée à deux langues, convint moins à l'une et à l'autre.

Enfin arriva la catastrophe qui détruisit les progrès de l'esprit



humain, sans ôter les vices qui en étaient l'ouvrage. L'Europe,

inondée de barbares et asservie par des ignorants, perdit à

la fois ses sciences, ses arts, et l'instrument universel des uns

et des autres, savoir, la langue harmonieuse perfectionnée.

Ces hommes grossiers que le nord avait engendrés accoutu-

mèrent insensiblement toutes les oreilles à la rudesse de leur

organe : leur voix dure et dénuée d'accent était bruyante sans

être sonore. L'empereur Julien comparait le parler des Gau-

lois au coassement des grenouilles. Toutes leurs articulations

étaient aussi âpres que leurs voix étaient nasardes et sourdes,

ils ne pouvaient donner qu'une sorte d'éclat à leur chant, qui

était de renforcer le son des voyelles pour couvrir l'abondance



et la dureté des consonnes » (ch. XIX).

Outre ce système d'oppositions qui gouverne tout l'Essai

(servitude/liberté politico-linguistique, Nord/Sud, articulation/

accent, consonne/voyelle, capitale/province//cité autarcique et

démocratique), nous pouvons ici percevoir l'allure étrange du

procès historique selon Rousseau. Elle ne varie jamais : à partir

d'une origine ou d'un centre qui se divise et sort de soi, un

cercle historique est décrit, qui a le sens d'une dégénérescence

mais comporte un progrès et des effets compensateurs. Sur la

ligne de ce cercle, de nouvelles origines pour de nouveaux

cercles qui accélèrent la dégénérescence en annulant les effets

compensateurs du cercle précédent, et d'ailleurs en en faisant

alors apparaître la vérité et le bénéfice. C'est ainsi que l'invasion

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L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »

des Barbares septentrionaux entame un nouveau cycle de dégé-

nérescence historique, en détruisant les « progrès de l'esprit

humain » que le cycle antérieur avait produits : les effets néfastes

et dissolvants de la philosophie avaient en effet été limités par

eux-mêmes. Leur système comportait, en quelque sorte, son

propre frein. Dans le système ou le cercle suivant, ce frein aura

disparu. Il s'ensuivra une accélération du mal, qui trouvera néan-

moins une nouvelle régulation interne, un nouvel organe d'équi-

libre, une nouvelle compensation supplémentaire (qui consistera

par exemple à « renforcer le son des voyelles pour couvrir l'abon-

dance et la dureté des consonnes »), et ainsi à l'infini. Encore

cet infini n'est-il pas celui d'un horizon ou d'un abîme, d'un

progrès ou d'une chute. C'est l'infini d'une répétition suivant un

étrange chemin. Car il faut encore compliquer le schéma précé-

dent : chaque nouveau cycle entame une progression-régression

qui, détruisant les effets de la précédente, nous reconduit à une

nature encore plus enfouie, plus vieille, plus archaïque. Le pro-

grès consiste toujours à nous rapprocher de l'animalité en annu-

lant le progrès par lequel nous avons transgressé l'animalité.

Nous le vérifierons souvent. En tout cas, le « ainsi à l'infini »

de ce mouvement se laisserait difficilement représenter par le

tracé d'une ligne, si compliqué soit-il.

Ce qu'on ne peut pas ainsi représenter par une ligne, c'est

le tour du re-tour quand il a l'allure de la re-présentation. Ce

qu'on ne peut pas représenter, c'est le rapport de la représen-

tation à la présence dite originaire. La re-présentation est aussi

une dé-présentation. Elle est liée à l'œuvre de l'espacement.

L'espacement insinue dans la présence un intervalle qui ne

sépare pas seulement les différents temps de la voix et du

chant mais aussi le représenté du représentant. Or un tel

intervalle est prescrit par l'origine de l'art, telle que Rousseau

la détermine. Selon une tradition qui reste ici imperturbable,

Rousseau est assuré que l'essence de l'art est la mimesis. L'imita-

tion redouble la présence, s'y ajoute en la suppléant. Elle fait

donc passer le présent dans son dehors. Dans les arts inanimés,

le dehors se dédouble et il est la reproduction du dehors dans

le dehors. La présence de la chose même est déjà exposée dans

l'extériorité, elle doit donc se déprésenter et se représenter dans

un dehors du dehors. Dans les arts vivants, et par excellence

dans le chant, le dehors imite le dedans. Il est expressif. Il

« peint » des passions. La métaphore qui fait du chant une

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