L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
même
32
; mais je retiens seulement les corrections qui nous
apportent des renseignements chronologiques. Dans la copie
de 1761, le texte forme un tout : ce n'est qu'une seule disser-
tation ; la division en chapitres a été introduite dans la révi-
sion de Motiers. Par conséquent, ce n'est pas seulement au
chapitre XX, mais à tout l'Essai que s'appliquent ces dernières
lignes de l'ouvrage : « Je finirai ces réflexions superficielles,
mais qui peuvent en faire naître de plus profondes, par le
passage qui me les a suggérées : Ce serait la matière d'un
examen assez philosophique que d'observer dans le fait, de
montrer par des exemples, combien le caractère, les mœurs
et les intérêts d'un peuple influent sur sa langue... » Ce
« passage » est extrait du livre de Duclos, Remarques sur
la grammaire générale et raisonnée, p. 11, qui parut dans la
première moitié de 1754. 2) Nous avons encore un témoi-
gnage plus formel de Rousseau lui-même. Aux environs de
1763, il songea à réunir dans un petit volume trois opus-
cules qu'il avait en portefeuille, savoir : L'imitation théâtrale,
l'Essai sur l'origine des langues, Le Lévite d'Ephraïm. Ce
recueil n'a pas vu le jour, mais il nous reste un projet de
préface dans un de ses cahiers de brouillons (Mss de Neuchâ-
tel, n° 7887 F
os
104-105). De cette préface, je néglige ce
qui concerne
l'Imitation thétrale et le
Lévite, et je publie
le paragraphe concernant l'Essai
33
: « Le second morceau ne
fut aussi d'abord qu'un fragment du
Discours sur l'inégalité,
que j'en retranchai comme trop long et hors de place. Je le
repris [Rousseau avait d'abord écrit : je l'achevai] à l'occasion
des Erreurs de M. Rameau sur la musique — ce titre qui
32. Remarquer, en particulier, que la grande note du chapitre VII
a été ajoutée et que tout le chapitre VI [S'il est probable qu'Homère
ait su écrire] a été considérablement remanié. Dans la première
rédaction, Rousseau considérait comme très probable qu'Homère
ne connaissait pas l'écriture (pp. 29-30 du mss.). En relisant son
texte, il a barré ce passage et ajouté en marge : « N.B. Ceci est
une bêtise qu'il faut ôter, puisque l'histoire de Bellérophon,
dans l'Iliade même, prouve que l'art d'écrire était en usage du
temps de l'auteur, mais cela n'empêcherait pas que son ouvrage ne
fût chanté plutôt qu'écrit ». (Note de Masson. L'examen du manus-
crit nous a paru moins fécond que ne le laisse ici entendre Masson.)
33. « Je publie le dernier texte auquel Rousseau semble s'être
provisoirement arrêté, car la préface reste inachevée... Cette préface
a déjà été publiée par A. Jansens, dans son J.-J. Rousseau als Musi-
ker, Berlin 1884, pp. 472-473, mais avec les nombreuses lacunes
et fautes de lecture qui caractérisent la plupart de ses publications
de textes. » (Extrait des notes de Masson.)
277
DE LA GRAMMATOLOGIE
est parfaitement rempli par l'ouvrage qui le porte, aux deux.
mots près que j'ai retranchés [dans l'Encyclopédie]. Cepen-
dant, retenu par le ridicule de disserter sur les langues
quand on en sait à peine une, et d'ailleurs, peu content de
ce morceau, j'avais résolu de le supprimer comme indigne de
l'attention du public. Mais un magistrat illustre, qui cultive et
protège les lettres [Malesherbes] en a pensé plus favorable-
ment que moi ; je soumets avec plaisir, comme on peut bien
croire, mon jugement au sien, et j'essaie à la faveur des
autres écrits de faire passer celui que je n'eusse peut-être
osé risquer seul. » Il ne semble pas qu'aucune preuve de
critique interne puisse tenir contre ce témoignage de Rous-
seau. L'Essai sur les langues a donc été primitivement en 1754,
une longue note du second Discours; en 1761, il est devenu
une dissertation indépendante, augmentée et corrigée pour
en faire une riposte à Rameau. Enfin, en 1763, cette disser-
tation, revue une dernière fois, a été divisée en chapitres. »
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II. L'IMITATION
Nous voici naturellement conduit au problème de la composi-
tion de
l'Essai : non plus seulement du temps de sa rédaction
mais de l'espace de sa structure. Rousseau a donc tardivement
divisé son texte en chapitres. Quel schéma l'a-t-il alors guidé ?
L'architecture doit trouver sa raison dans l'intention profonde
de l'Essai. C'est à ce titre qu'elle nous intéresse. Encore ne
faut-il pas confondre le sens de l'architecture avec le déclaré
de l'intention.
Vingt chapitres de longueur fort inégale. Une inquiétude
semble animer toute la réflexion de Rousseau et lui donner ici sa
véhémence : elle concernerait d'abord l'origine et la dégénéres-
cence de la musique. Or les chapitres qui concernent la musique,
son apparition et sa décadence, sont compris entre le chapitre XII
« Origine de la musique et ses rapports » et le chapitre XIX
« Comment la musique a dégénéré ». Si l'on veut bien admettre
que la destinée de la musique soit la préoccupation majeure de
l'Essai, il faut expliquer que les chapitres qui la concernent
directement occupent à peine le tiers de l'ouvrage (un peu plus
si l'on considère le nombre des chapitres, un peu moins si l'on
considère le nombre de pages) et qu'il n'en soit pas question
ailleurs. Quelle que soit l'histoire de la rédaction, l'unité de la
composition n'en est pas moins évidente et aucun développement
n'est ici hors d'œuvre.
L'intervalle et le supplément.
Les onze premiers chapitres ont pour thèmes la genèse et la
dégénérescence du langage, les rapports entre parole et écriture,
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