DE LA GRAMMATOLOGIE
si aujourd'hui encore, c'est dans la forme du livre que se
laissent tant bien que mal engaîner de nouvelles écritures,
qu'elles soient littéraires ou théoriques. Il s'agit d'ailleurs moins
de confier à l'enveloppe du livre des écritures inédites que de
lire enfin ce qui, dans les volumes, s'écrivait déjà entre les
lignes. C'est pourquoi en commençant à écrire sans ligne, on
relit aussi l'écriture passée selon une autre organisation de
l'espace. Si le problème de la lecture occupe aujourd'hui le
devant de la science, c'est en raison de ce suspens entre deux
époques de l'écriture. Parce que nous commençons à écrire,
à écrire autrement, nous devons relire autrement.
Depuis plus d'un siècle, on peut percevoir cette inquiétude
de la philosophie, de la science, de la littérature dont toutes
les révolutions doivent être interprétées comme des secousses
détruisant peu à peu le modèle linéaire. Entendons le modèle
épique. Ce qui se donne aujourd'hui à penser ne peut s'écrire
selon la ligne et le livre, sauf à imiter l'opération qui consis-
terait à enseigner les mathématiques modernes à l'aide d'un
boulier. Cette inadéquation n'est pas moderne, mais elle se
dénonce aujourd'hui mieux que jamais. L'accès à la pluri-dimen-
sionalité et à une temporalité délinéarisée n'est pas une simple
régression vers le « mythogramme » : il fait au contraire
apparaître toute la rationalité assujettie au modèle linéaire
comme une autre forme et une autre époque de la mytho-
graphie. La méta-rationalité ou la méta-scientificité qui s'annon-
cent ainsi dans la méditation de l'écriture ne peuvent donc
scientifique est plutôt gênée par la nécessité de s'étirer dans la
filière typographique et il est certain que si quelque procédé per-
mettait de présenter les livres de telle sorte que la matière des diffé-
rents chapitres s'offre simultanément sous toutes ses incidences, les
auteurs et leurs usagers y trouveraient un avantage considérable. Il
est certain toutefois que si le raisonnement scientifique n'a sans
doute rien à perdre avec la disparition de l'écriture, la philosophie,
la littérature verront sans doute leurs formes évoluer. Cela n'est pas
particulièrement regrettable puisque l'imprimé conservera les formes
de penser curieusement archaïques dont les hommes auront usé
pendant la période du graphisme alphabétique ; quant aux formes
nouvelles elles seront aux anciennes comme l'acier au silex, non
pas un instrument plus tranchant sans doute, mais un instrument
plus maniable. L'écriture passera dans l'infrastructure sans altérer
le fonctionnement de l'intelligence, comme une transition qui aura
eu quelques millénaires de primauté. » (GP, II, pp. 261-262.
Cf. aussi EP, Conclusions.)
130
DE LA GRAMMATOLOGIE COMME SCIENCE POSITIVE
pas plus s'enfermer dans une science de l'homme qu'elles
ne peuvent répondre à l'idée traditionnelle de la science. Elles
passent d'un seul et même geste l'homme, la science et la
ligne.
Encore moins cette méditation peut-elle se tenir dans les
limites d'une science régionale.
Le rebus et la complicité des origines.
Fût-elle une graphologie. Et même une graphologie renou-
velée, fécondée par la sociologie, l'histoire, l'ethnographie, la
psychanalyse.
« Puisque les tracés individuels révèlent des particularités
d'esprit de celui qui écrit, les tracés nationaux doivent per-
mettre dans une certaine mesure de rechercher des particula-
rités de l'esprit collectif des peuples
36
. »
Une telle graphologie culturelle, si légitime qu'en soit le
projet, ne pourra voir le jour et procéder avec quelque sûreté
qu'au moment où des problèmes plus généraux et plus fon-
damentaux auront été élucidés : quant à l'articulation d'une
graphie individuelle et d'une graphie collective, du « discours »,
si l'on peut dire, et du « code » graphiques, considérés non
pas du point de vue de l'intention de signification ou de la
dénotation, mais du style et de la connotation ; quant à l'arti-
culation des formes graphiques et des diverses substances, des
diverses formes de substances graphiques (les matières : bois,
cires, peau, pierre, encre, métal, végétal) ou d'instruments
(pointe, pinceau, etc., etc.) ; quant à l'articulation du niveau
36. La XXII
e
Semaine de synthèse, colloque dont le contenu a
été recueilli dans L'écriture et la psychologie des peuples, fut
placée sous le signe de cette remarque de Marcel Cohen (La grande
invention de l'écriture et son évolution). Mais à chaque instant les
riches communications proposées au cours de colloque pointent
au-delà du propos graphologique. M. Cohen reconnaît lui-même
la difficulté et le caractère prématuré d'une telle tâche : « Evidem-
ment, nous ne pouvons pas entier dans la voie de la graphologie
des peuples : ce serait trop délicat, trop difficile. Mais nous pou-
vons émettre cette idée que ce n'est pas uniquement par des raisons
techniques qu'il y a des différences, il peut y avoir autre chose... »
(p. 342.)
131
DE LA GRAMMATOLOGIE
technique, économique ou historique (par exemple au moment
où s'est constitué un système graphique et au moment, qui
n'est pas nécessairement le même, où s'est fixé un style gra-
phique) ; quant à la limite et au sens des variations de styles
à l'intérieur du système ; quant à tous les investissements aux-
quels est soumise une graphie, dans sa forme et dans sa
substance.
De ce dernier point de vue, on devrait reconnaître un cer-
tain privilège à une recherche de type psychanalytique. En
tant qu'elle touche à la constitution originaire de l'objectivité
et de la valeur de l'objet — à la constitution des bons et
des mauvais objets comme catégories qui ne se laissent pas
dériver d'une ontologie formelle théorique et d'une science de
l'objectivité de l'objet en général — la psychanalyse n'est pas
une simple science régionale, même si, comme son nom l'in-
dique, elle se présente sous le titre de la psychologie. Qu'elle
tienne à ce titre n'est certes pas indifférent et signale un cer-
tain état de la critique et de l'épistémologie. Néanmoins, même
si la psychanalyse n'atteignait pas à la transcendantalité —
sous rature — de l'archi-trace, même si elle restait une science
mondaine, sa généralité aurait un sens archontique au regard
de toute science régionale. Nous pensons ici, bien évidemment,
à des recherches qui s'engageraient dans la direction de celles
de Mélanie Klein. On en trouverait un exemple dans l'essai
sur Le rôle de l'école dans le développement libidinal de l'en-
fant
37
qui évoque, d'un point de vue clinique, tous les inves-
37. Texte de 1923, recueilli dans les Essais de psychanalyse,
tr. fr. p. 95 sq. Nous en détachons quelques lignes : « Quand
Fritz écrivait, les lignes représentaient pour lui des routes et les
lettres roulaient dessus, montées sur des motocyclettes, c'est-à-dire
sur le porte-plume. Par exemple, le « i » et le « e » roulaient
ensemble sur une motocyclette habituellement conduite par le « i »,
et ils s'aimaient avec une tendresse tout à fait inconnue dans le
monde réel. Comme ils roulaient toujours ensemble, ils étaient
devenus si semblables qu'il n'y avait presque aucune différence
entre eux, car le début et la fin du « i » et du « e » étaient
pareils (il parlait des minuscules de l'alphabet latin), et c'est seule-
ment au milieu que le « i » avait un petit trait et le « e » un petit
trou. En ce qui concerne les lettres « i » et « e » de l'alphabet
gothique, il expliqua qu'elles roulaient elles aussi sur une moto-
cyclette ; ce qui les distinguait des lettres latines, c'était quelque
chose comme une autre marque de motocyclette, et le fait que le
« e » avait une petite boîte à la place du trou du « e » latin. Les
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