DE LA GRAMMATOLOGIE
pas seulement proférée par une instance maternelle, elle est
inscrite dans nos cœurs par Dieu. Il s'agit alors de l'écriture
naturelle, l'écriture du cœur, que Rousseau oppose à l'écriture
de la raison. Seule cette dernière est sans pitié, seule elle trans-
gresse l'interdit qui, sous le nom d'affection naturelle, lie l'enfant
à la mère et protège la vie contre la mort. Transgresser la loi
et la voix de la pitié, c'est remplacer l'affection naturelle par
la passion pervertie. Or la première est bonne parce qu'elle est
inscrite dans nos cœurs par Dieu. C'est ici que nous rencon-
trons cette écriture, divine ou naturelle, dont nous avions plus
haut situé le déplacement métaphorique. Dans l'Emile, décri-
vant ce qu'il appelle la « seconde naissance », Rousseau
écrira :
« Nos passions sont les principaux instruments de notre
conservation : c'est donc une entreprise aussi vaine que ridi-
cule de vouloir les détruire ; c'est contrôler la nature, c'est
réformer l'ouvrage de Dieu. Si Dieu disait à l'homme d'anéan-
tir, les passions qu'il lui donne, Dieu voudrait et ne voudrait
pas ; il se contredirait lui-même. Jamais il n'a donné cet
ordre insensé, rien de pareil n'est écrit dans le cœur humain ;
et ce que Dieu veut qu'un homme fasse, il ne le lui fait pas
dire par un autre homme, il le lui dit lui-même, il l'écrit
au fond de son cœur » (pp. 246-247).
La passion absolument primitive, celle que Dieu ne peut nous
commander d'anéantir sans se contredire lui-même, c'est l'amour
de soi. On sait que Rousseau le distingue de l'amour-propre qui
en est la forme corrompue. Or, si la source de toutes les pas-
sions est naturelle, toutes les passions ne le sont pas. « Mille
ruisseaux étrangers l'ont grossie » (ibid). Ce qui nous importe
ici, quant au statut de la pitié, racine de l'amour d'autrui, c'est
qu'elle n'est ni la source elle-même, ni un flux passionnel
dérivé, une passion acquise parmi d'autres. Elle est la première
dérivation de l'amour de soi. Elle est presque primitive et c'est
dans la différence entre la proximité et l'identité absolues que
se loge toute la problématique de la pitié. « Le premier senti-
ment d'un enfant est de s'aimer lui-même ; et le second, qui
dérive du premier, est d'aimer ceux qui l'approchent » (p. 248).
Cette dérivation est ensuite démontrée : elle est moins un éloigne-
ment et une interruption de l'amour de soi que la première et
la plus nécessaire de ses conséquences. Si la pitié modère
« l'activité de l'amour de soi » (second Discours, p. 156),
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L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
c'est peut-être moins en s'y opposant
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qu'en l'exprimant de
manière détournée, en la différant, puisque cette modération
« concourt à la conversation mutuelle de l'espèce » (ibid).
Il faut encore comprendre comment et pourquoi la pitié,
elle-même suppléée par la loi et la société, peut aussi jouer le
rôle de suppléant. Pourquoi devient-elle, à un moment donné
ou depuis toujours, le tenant-lieu de la culture, ce qui « dans
l'état de nature, tient lieu de lois, de mœurs et de vertu ? »
Contre quel analogon d'elle-même, contre quelle dépravation
nous garde-t-elle, qui lui soit assez ressemblante mais aussi assez
autre pour que la substitution ait lieu ?
Est-ce un hasard si, comme tel autre supplément, le senti-
ment naturel et préréflexif de la pitié, qui « concourt à la
conservation mutuelle de l'espèce », nous protège, entre autres
menaces de mort, de l'amour ? Est-ce un hasard si la pitié
protège l'homme (homo) de sa destruction par la fureur de
l'amour, dans la mesure où elle protège l'homme (vir) de sa
destruction par la fureur de la femme ? Ce que veut dire l'ins-
cription de Dieu, c'est que la pitié — qui lie l'enfant à la
mère et la vie à la nature — doit nous garder de la passion
amoureuse qui lie le devenir-homme de l'enfant ( l a « seconde
naissance ») au devenir-femme de la mère. Ce devenir est
la grande substitution. La pitié garde l'humanité de l'homme
et la vie du vivant dans la mesure où elle sauve, nous
allons le voir, la virilité de l'homme et la masculinité du
mâle.
En effet, si la pitié est naturelle, si ce qui nous porte à nous
identifier à autrui est un mouvement inné, l'amour, en revanche,
Ja passion amoureuse n'a rien de naturel. C'est un produit
de l'histoire et de la société.
« Parmi les passions qui agitent le cœur de l'homme, il en
est une ardente, impétueuse, qui rend un sexe nécessaire à
l'autre ; passion terrible qui brave tous les dangers, renverse
tous les obstacles, et qui, dans ses fureurs, semble propre à
détruire le Genre-humain, qu'elle est destinée à conserver.
14. Nous nous demandons si l'on peut sur ce point opposer,
comme le fait R. Derathé, la doctrine de l'Emile et celle du second
Discours (« ... dans l'Emile la pitié devient un sentiment dérivé de
l'amour de soi alors que le second Discours opposait ces deux prin-
cipes l'un à l'autre... » Le rationalisme de J.-J. Rousseau, pp. 99-100).
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DE LA GRAMMATOLOGIE
Que deviendront les hommes en proie à cette rage effrénée
et brutale, sans pudeur, sans retenue, et se disputant chaque
jour leurs amours au prix de leur sang? » Discours, p. 157.
Il faut lire derrière ce tableau sanglant, en sous-impression,
l'autre scène : celle qui, tout à l'heure, à l'aide des mêmes
couleurs, exhibait un monde de chevaux morts, de bêtes féroces
et d'enfants arrachés au sein maternel.
La passion amoureuse est donc la perversion de la pitié
naturelle. A la différence de celle-ci, elle limite notre attachement
à un être unique. Comme toujours chez Rousseau, le mal y a la
forme de la détermination, de la comparaison et de la préfé-
rence. C'est-à-dire de la différence. Cette invention de la culture
dénature la pitié, en dévoie le mouvement spontané qui la porte-
rait instinctivement et indistinctement vers tout vivant, quelle
qu'en soit l'espèce et quel qu'en soit le sexe. La jalousie qui
marque l'intervalle entre la pitié et l'amour n'est pas seule-
ment une création de la culture, dans notre société. En tant
que ruse de la comparaison, elle est un stratagème de la fémi-
nité, un arraisonnement de la nature par la femme. Ce qu'il y
a de culturel et d'historique dans l'amour est au service de la
féminité : fait pour asservir l'homme à la femme. C'est « un
sentiment factice ; né de l'usage de la société, et célébré par
les femmes avec beaucoup d'habileté et de soin pour établir
leur empire, et rendre dominant le sexe qui devrait obéir »
(p. 158). Et l'Emile dira qu' « il est dans l'ordre de la nature
que la femme obéisse à l'homme » (p. 517). Et Rousseau décrit
ici la lutte entre l'homme et la femme selon le schéma et dans
les termes mêmes de la dialectique hégélienne du maître et de
l'esclave, ce qui n'éclaire pas seulement son texte mais aussi
la Phénoménologie de l'esprit :
« Quand donc il la prend dans un rang inférieur, l'ordre
naturel et l'ordre civil s'accordent et tout va bien. C'est le
contraire quand, s'alliant au-dessus de lui, l'homme se met
dans l'alternative de blesser son droit ou sa reconnaissance,
et d'être ingrat ou méprisé. Alors la femme, prétendant à
l'autorité, se rend le tyran de son chef ; et le maître, devenu
l'esclave, se trouve la plus ridicule et la plus misérable des
créatures. Tels sont ces malheureux favoris que les rois de
l'Asie honorent et tourmentent de leur alliance, et qui, dit-on,
pour coucher avec leurs femmes, n'osent entrer dans le lit
que par le pied »(ibid.).
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