DE LA GRAMMATOLOGIE
de l'epistémè : l'être. C'est le sens des travaux de Fenollosa
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dont on sait quelle influence il exerça sur Ezra Pound et sur
sa poétique : cette poétique irréductiblement graphique était,
avec celle de Mallarmé, la première rupture de la plus pro-
fonde tradition occidentale. La fascination que l'idéogramme
chinois exerçait sur l'écriture de Pound prend ainsi toute sa
signification historiale.
Dès lors que la phonétisation se laisse interroger dans son
origine, dans son histoire et ses aventures, on voit son mou-
vement se confondre avec ceux de la science, de la religion,
de la politique, de l'économie, de la technique, du droit, de
l'art. Les origines de ces mouvements et de ces régions his-
toriques ne se dissocient, comme elles doivent le faire pour
la délimitation rigoureuse de chaque science, que par une
abstraction dont il faut rester conscient et qu'il faut pratiquer
avec vigilance. On peut appeler archi-écriture cette complicité
des origines. Ce qui se perd en elle, c'est donc le mythe de la
simplicité de l'origine. Ce mythe est lié au concept d'origine
lui-même : à la parole récitant l'origine, au mythe de l'origine
et non seulement aux mythes d'origine.
44. Questionnant tour à tour les structures logico-grammaticales
de l'Occident (et d'abord la liste des catégories d'Aristote), mon-
trant qu'aucune description correcte de l'écriture chinoise ne peut
les tolérer, Fenollosa rappelait que la poésie chinoise était essen-
tiellement une écriture. Il notait par exemple : « Si nous désirons
entreprendre l'étude précise de la poésie chinoise, il nous faudra...
nous garer de la grammaire occidentale, de ses strictes catégories
de langage, de sa complaisance envers les noms et les adjectifs.
Il nous faudra chercher, ou du moins avoir toujours à l'esprit, les
résonances du verbe dans chaque nom. Nous éviterons le « est »
pour introduire un trésor de verbes dédaignés. La plupart des
traductions transgressent toutes ces règles. Le développement de la
phrase transitive normale s'appuie sur le fait que dans la nature une
action en détermine une autre ; ainsi la cause et l'objet sont en réa-
lité des verbes. Par exemple, notre phrase « la lecture détermine
l'écriture » serait explicitement exprimée en chinois par trois verbes.
Une telle forme est l'équivalent de trois propositions développées
et qui peuvent être présentées en locutions adjectives, participales,
infinitives ou conditionnelles. Un exemple parmi d'autres : « Si
quelqu'un lit, cela lui apprend à écrire. » Un autre : « Celui qui
lit, devient celui qui écrit. » Mais dans la première forme condensée,
un Chinois écrirait : « Lire détermine écrire. » L'écriture chinoise
considérée comme art poétique, tr. fr. in
Mesures, oct. 1937, N° 4,
p . 13.5.
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DE LA GRAMMATOLOGIE COMME SCIENCE POSITIVE
Que l'accès au signe écrit assure le pouvoir sacré de faire
persévérer l'existence dans la trace et de connaître la structure
générale de l'univers ; que tous les clergés, exerçant ou non
un pouvoir politique, se soient constitués en même temps que
l'écriture et par la disposition de la puissance graphique ; que
la stratégie, la balistique, la diplomatie, l'agriculture, la fisca-
lité, le droit pénal soient liés dans leur histoire et dans leur
structure à la constitution de l'écriture ; que l'origine assignée à
l'écriture l'ait été selon des schèmes ou des chaînes de mythèmes
toujours analogues dans les cultures les plus diverses et
qu'elle ait communiqué de manière complexe mais réglée avec
la distribution du pouvoir politique comme avec la structure
familiale ; que la possibilité de la capitalisation et de l'organi-
sation politico-administrative soit toujours passée par la main
des scribes qui firent l'enjeu de nombreuses guerres et dont
la fonction a toujours été irréductible, quel que fût le défilé
des délégations dans lesquelles on a pu la voir à l'œuvre ;
qu'à travers les décalages, les inégalités de développement, le
jeu des permanences, des retards, des diffusions, etc., la soli-
darité reste indestructible entre les systèmes idéologique, reli-
gieux, scientifico-technique, etc., et les systèmes d'écriture qui
furent donc plus et autre chose que des « moyens de commu-
nication » ou des véhicules du signifié ; que le sens même du
pouvoir et de l'efficacité en général, qui n'a pu apparaître en
tant que tel, en tant que sens et maîtrise (par idéalisation),
qu'avec le pouvoir dit « symbolique », ait toujours été lié à
la disposition de l'écriture ; que l'économie, monétaire ou pré-
monétaire, et le calcul graphique soient co-originaires, qu'il n'y
ait pas de droit sans possibilité de trace (sinon, comme le
montre H. Lévy-Bruhl, de notation au sens étroit), tout cela
renvoie à une possibilité commune et radicale qu'aucune science
déterminée, aucune discipline abstraite, ne peut penser comme
telle
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.
45. Nous ne pouvons naturellement songer à décrire ici la masse
infinie du contenu factuel que nous intitulons dans ce paragraphe.
A titre indicatif et préliminaire, nous renvoyons aux travaux sui-
vants qui comportent tous une importante bibliographie : J. Février,
M. Granet, M. Cohen, M. V.-David, op. cit. Cf. aussi A. Métraux,
art. cité. EP., p. 19 (voir l'intervention de G. Dierterlen, p. 19 et
de M. Cohen, p. 27) ; J. Gernet, art. cité, pp. 29, 33, 37, 38,
39, 43 ; J. Sainte Fare Garnot, Les hiéroglyphes, l'évolution des
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