PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 39
SOCRATE
Eh bien, Calliclès, je n’y mets pour ma part aucun obstacle, si Gorgias y
consent.
GORGIAS
Il serait maintenant honteux pour moi, Socrate, de n’y pas consentir, quand
j’ai déclaré moi-même que je répondrai à toutes les questions qu’on voudrait
me poser. Si donc il plaît à
la compagnie, reprends l’entretien et pose-moi les
questions que tu voudras.
SOCRATE
Écoute donc, Gorgias, ce qui me surprend dans tes discours. Peut-être avais-tu
raison et t’ai-je mal compris. Tu es capable, dis-tu, de former un orateur, si
l’on veut suivre tes leçons ?
GORGIAS
Oui.
SOCRATE
Et de le rendre propre, quel que soit le sujet, à
gagner la foule, non en
l’instruisant, mais en la persuadant
GORGIAS
Parfaitement.
SOCRATE
Tu disais tout à l’heure que, même en ce qui regarde la santé, l’orateur est plus
habile à persuader que te médecin.
GORGIAS
Oui, au moins devant la foule.
SOCRATE
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 40
Devant la foule, c’est-à-dire
devant ceux qui ne savent pas ; car, devant ceux
qui savent, l’orateur sera certainement moins persuasif que le médecin.
GORGIAS
459a-459d
C’est vrai.
SOCRATE
Si donc il doit être plus propre à persuader que le médecin, il sera plus
persuasif que celui qui sait ?
GORGIAS
Certainement.
SOCRATE
Quoiqu’il ne soit pas médecin, n’est-ce pas ?
GORGIAS
Oui.
SOCRATE
Mais celui qui n’est pas médecin est sans doute ignorant dans les choses où le
médecin est savant.
GORGIAS
C’est évident.
SOCRATE
Ainsi l’ignorant parlant devant des ignorants sera plus propre à persuader que
le savant, si l’orateur est plus propre à persuader que le médecin. N’est-ce pas
ce qui résulte de là, ou vois-tu une autre conséquence ?
GORGIAS
La conséquence est forcée, en ce cas du moins.
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 41
SOCRATE
Et si l’on considère tous les autres arts, l’orateur et la rhétorique n’ont-ils pas
le même avantage ? La rhétorique n’a nullement besoin de connaître les
choses en elles-mêmes, de manière à paraître
aux yeux des ignorants plus
savants que ceux qui savent.
GORGIAS
XIV. — N’est-ce pas une chose bien commode, Socrate, que de pouvoir, sans
avoir appris d’autre art que celui-là, égaler tous les spécialistes ?
SOCRATE
Si l’orateur, en se bornant à cet art, est ou n’est pas l’égal des autres, c’est ce
que nous examinerons tout à l’heure, si notre sujet le demande. Pour le
moment, voyons d’abord si, par rapport au juste et à l’injuste, au laid et au
beau, au bien et au mal, l’orateur est dans le même cas que relativement à la
santé et aux
objets des autres arts et si, sans connaître les choses en
elles-mêmes et sans savoir ce qui est bien ou mal, beau ou laid, juste ou
injuste, il a trouvé pour tout cela un moyen de
459d-460b
persuasion qui le fasse
paraître aux
yeux des ignorants plus savant, malgré son ignorance, que celui
qui sait. Ou bien est-il nécessaire de savoir et faut-il avoir appris ces choses
avant de venir à toi pour apprendre la rhétorique ? Sinon, toi, qui es maître de
rhétorique, sans enseigner aucune de ces choses à celui qui vient à ton école,
car ce n’est pas ton affaire, feras-tu en sorte que devant la foule il ait l’air de
savoir tout cela, quoiqu’il ne le sache pas, et qu’il paraisse honnête, quoiqu’il
ne le soit pas ? Ou bien te sera-t-il absolument impossible
de lui enseigner la
rhétorique, s’il n’a pas appris d’avance la vérité sur ces matières ? Que faut-il
penser de tout cela, Gorgias ? Au nom de Zeus, dévoile-moi, comme tu l’as
promis, il n’y a qu’un instant, en quoi consiste enfin la puissance de la rhéto-
rique.
GORGIAS
Mon avis à moi, Socrate, c’est que, s’il ignore ces choses-là, il les apprendra,
elles aussi, auprès de moi.
SOCRATE
Il suffit : voilà qui est bien parler. Pour que tu puisses faire de quelqu’un un
bon orateur, il est indispensable qu’il connaisse ce que c’est que le juste et
l’injuste, soit qu’il l’ait appris avant, soit qu’il l’ait appris après à ton école.
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 42
GORGIAS
Cela est certain.
SOCRATE
Mais quoi ? Celui qui a appris la charpenterie
est-il charpentier, ou non ?
GORGIAS
Il l’est.
SOCRATE
Et celui qui a appris la musique n’est-il pas musicien ?
GORGIAS
Si.
SOCRATE
Et celui qui a appris la médecine, médecin ? et le même principe ne
s’applique-t-il pas aux autres arts ? Celui qui a appris un art n’est-il pas tel que
le fait la connaissance de cet art ?
GORGIAS
Si, certainement.
SOCRATE
A suivre ce principe, celui qui a appris la justice est donc juste ?
GORGIAS
Sans aucun doute.
SOCRATE
460b-460e
Mais le juste fait des actions justes.