PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 29
C’est celle qui est réellement le bien suprême, Socrate, qui fait que les
hommes sont libres eux-mêmes et en même temps qu’ils commandent aux
autres dans leurs cités respectives.
SOCRATE
Que veux-tu donc dire par là ?
GORGIAS
Je veux dire le pouvoir de persuader par ses discours les juges au tribunal, les
sénateurs dans le Conseil, les citoyens dans l’assemblée du peuple et dans
toute autre réunion qui soit une réunion de citoyens. Avec ce pouvoir, tu feras
ton esclave du médecin, ton esclave du pédotribe, et, quant au fameux
financier, on reconnaîtra que ce n’est pas pour lui qu’il amasse de l’argent,
mais pour autrui, pour toi qui sais parler et persuader les foules.
SOCRATE
VIII. — A présent, Gorgias, il me paraît que tu as montré d’aussi près que
possible quelle est pour toi la rhétorique, et, si je comprends bien, ton idée est
que la rhétorique est l’ouvrière de la persuasion et que tous ses efforts et sa
tâche essentielle se réduisent à cela. Pourrais-tu en effet soutenir que son
pouvoir aille plus loin que de produire la persuasion dans l’âme des
auditeurs ?
GORGIAS
Nullement, Socrate, et tu me parais l’avoir bien définie, car telle est bien sa
tâche essentielle.
SOCRATE
Écoute-moi, Gorgias ; je veux que tu saches, comme j’en suis persuadé moi-
même, que, s’il y a des gens qui en conversant ensemble soient jaloux de se
faire une
453b-453c
idée claire de l’objet du débat, je suis moi-même un de
ceux-là, et toi aussi, je pense.
GORGIAS
A quoi tend ceci, Socrate ?
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 30
SOCRATE
Je vais te le dire : Cette persuasion dont tu parles, qui vient de la rhétorique,
qu’est-elle au juste et sur quoi porte-t-elle ? Je t’avoue que je ne le vois pas
bien nettement, bien que je soupçonne ce que tu penses et de sa nature et de
son objet ; mais je ne t’en demanderai pas moins quelle est, à ton jugement,
cette persuasion produite par la rhétorique et à quels objets tu crois qu’elle
s’applique. Quelle raison me pousse, alors que je devine ta pensée, à
t’interroger, au lieu de l’exposer moi-même ? Ce n’est pas à cause de toi que
je le fais ; c’est en vue de notre discours, afin qu’il progresse de manière à
nous faire voir sous le jour le plus clair l’objet dont nous discutons. Vois donc
si je n’ai pas raison de t’interroger encore. Si, par exemple, je t’avais demandé
dans quelle classe de peintres est Zeuxis
1
et que tu m’eusses répondu que
c’est un peintre d’êtres animés, n’aurais-je pas été en droit de te demander
quels êtres animés il peint ? N’est-ce pas vrai ?
GORGIAS
Si.
SOCRATE
Et cela, parce qu’il y a d’autres peintres qui peignent une foule d’autres
figures animées que les siennes.
GORGIAS
Oui.
SOCRATE
Au lieu que, si Zeuxis était le seul qui en peignît, tu aurais bien répondu.
GORGIAS
Assurément.
SOCRATE
Eh bien, à propos de la rhétorique, dis-moi, crois-tu qu’elle soit seule à créer
la persuasion ou si d’autres arts la produisent également ? Je m’explique.
1
Zeuxis est certainement le même qui est appelé Zeuxippos dans le
Protagoras, 318b
[‘Zeuxippos’]
. Zeuxis est sans doute le diminutif familier de Zeuxippos.
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 31
Quand on enseigne une chose, quelle qu’elle soit, persuade-t-on ce qu’on
enseigne, oui ou non ?
GORGIAS
Oui, Socrate, on le persuade très certainement.
SOCRATE
Revenons maintenant aux arts dont nous parlions tout
453e-454b
à l’heure.
L’arithmétique ne nous enseigne-t-elle pas ce qui se rapporte au nombre, ainsi
que l’arithméticien ?
GORGIAS
Certainement.
SOCRATE
Donc elle persuade aussi.
GORGIAS
Oui.
SOCRATE
C’est donc aussi une ouvrière de persuasion que l’arithmétique ?
GORGIAS
Évidemment.
SOCRATE
Par conséquent, si l’on nous demande de quelle persuasion et à quoi elle
s’applique, nous répondrons, je pense, d’une persuasion qui enseigne la
grandeur du nombre, soit pair, soit impair. De même pour les autres arts que
nous avons mentionnés tout à l’heure, nous pourrions montrer qu’ils
produisent la persuasion, quel genre de persuasion et à propos de quoi.
N’est-ce pas vrai ?
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 32
GORGIAS
Si.
SOCRATE
Par conséquent la rhétorique n’est pas la seule ouvrière de persuasion.
GORGIAS
Tu dis vrai.
SOCRATE
IX. — Puis donc qu’elle n’est pas la seule à produire cet effet et que d’autres
arts en font autant, nous sommes en droit, comme à propos du peintre, de
demander encore à notre interlocuteur de quelle persuasion la rhétorique est
l’art et à quoi s’applique cette persuasion. Ne trouves-tu pas cette nouvelle
question justifiée ?
GORGIAS
Si.
SOCRATE
Réponds-moi donc, Gorgias, puisque tu es de mon avis.
GORGIAS
Je dis, Socrate, que cette persuasion est celle qui se produit dans les tribunaux
et dans les autres assemblées, ainsi que je l’indiquais tout à l’heure, et qu’elle
a pour objet le juste et l’injuste.
SOCRATE
454b-454d
Je soupçonnais bien moi-même, Gorgias, que c’était cette persuasion
et ces objets que tu avais en vue. Mais pour que tu ne sois pas surpris si dans
un instant je te pose encore une question semblable sur un point qui paraît
clair et sur lequel je veux néanmoins t’interroger, je te répète qu’en te
questionnant je n’ai d’autre but que de faire progresser régulièrement la
discussion et que je ne vise point ta personne. Il ne faut pas que nous prenions
l’habitude, sous prétexte que nous nous devinons, d’anticiper précipitamment
Dostları ilə paylaş: |