PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 37
des deux doit être élu comme médecin, j’affirme que le médecin ne comptera
pour rien et que l’orateur sera préféré, s’il le veut. Et quel que soit l’artisan
avec lequel il sera en concurrence, l’orateur se fera choisir préférablement à
tout autre ; car il n’est pas de sujet sur lequel l’homme habile à parler ne parle
devant la foule d’une manière plus persuasive que n’importe quel artisan.
Telle est la puissance et la nature de la rhétorique.
Toutefois, Socrate, il faut user de la rhétorique comme de tous les autres arts
de combat. Ceux-ci en effet ne doivent pas s’employer contre tout le monde
indifféremment, et parce qu’on a appris le pugilat, le pancrace, l’escrime avec
des armes véritables, de manière à s’assurer la supériorité
sur ses amis et ses
ennemis, ce n’est pas une raison pour battre ses amis, les transpercer et les
tuer. Ce n’est pas une raison non plus, par Zeus, parce qu’un homme qui a
fréquenté la palestre et qui est devenu robuste et habile à boxer aura ensuite
frappé son père et sa mère ou tout autre parent ou ami, ce n’est pas, dis-je, une
raison pour prendre en aversion et chasser de la cité les pédotribes et ceux qui
montrent à combattre avec des armes : car si ces maîtres ont transmis leur art à
leurs élèves, c’est pour en user avec justice
contre les ennemis et les
malfaiteurs, c’est pour se défendre, et non pour attaquer. Mais il arrive que les
élèves, prenant le contrepied, se servent de leur force et de leur art contre la
justice. Ce ne sont donc pas les maîtres qui sont méchants et ce n’est point
l’art non plus qui est responsable de ces écarts et qui est méchant, c’est, à mon
avis, ceux qui en abusent.
On doit porter le même jugement de la rhétorique. Sans doute l’orateur est
capable de parler contre tous et sur toute chose de manière à persuader la foule
mieux que personne, sur presque tous les sujets qu’il veut ; mais il n’est pas
plus autorisé pour cela à dépouiller de leur réputation les médecins ni les
autres artisans, sous prétexte qu’il pourrait le faire ; au contraire,
on doit user
de la rhétorique avec justice comme de tout autre genre de combat. Mais si
quelqu’un qui s’est formé à l’art oratoire, abuse ensuite de sa puissance et de
son art pour faire le mal, ce n’est pas le maître, à mon avis, qu’il faut haïr et
chasser des villes ; car c’est en vue d’un bon usage qu’il a transmis son savoir
à son élève, mais celui-ci en fait un
457c-458c
usage tout opposé. C’est
donc celui
qui en use mal qui mérite la réprobation, l’exil et la mort, mais non le maître.
SOCRATE
XII. — J’imagine, Gorgias, que tu as, comme moi, assisté à bien des
discussions et que tu y as remarqué une chose, c’est que les interlocuteurs ont
bien de la peine à définir entre eux le sujet qu’ils entreprennent de discuter et
à terminer l’entretien après s’être instruits et avoir instruit les autres. Sont-ils
en désaccord sur un point et l’un prétend-il que l’autre
parle avec peu de
justesse ou de clarté, ils se fâchent et s’imaginent que c’est par envie qu’on les
contredit et qu’on leur cherche chicane, au lieu de chercher la solution du
problème a débattre. Quelques-uns même se séparent à la fin comme des
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— traduction d’Émile CHAMBRY 38
goujats, après s’être chargés d’injures et avoir échangé des propos tels que les
assistants s’en veulent à eux-mêmes d’avoir eu l’idée d’assister à de pareilles
disputes.
Pourquoi dis-je ces choses ? C’est qu’en ce moment tu me parais exprimer des
idées qui ne concordent pas tout à fait et ne sont
pas en harmonie avec ce que
tu as dit d’abord de la rhétorique. Aussi j’hésite à te réfuter : j’ai peur que tu
ne te mettes en tête que, si je parle, ce n’est pas pour éclaircir le sujet, mais
pour te chercher chicane à toi-même.
Si donc tu es un homme de ma sorte, je t’interrogerai volontiers ; sinon, je
m’en tiendrai là. De quelle sorte suis-je donc ? Je suis de ceux qui ont plaisir à
être réfutés, s’ils disent quelque chose de faux, et qui ont plaisir aussi à réfuter
les autres, quand ils avancent quelque chose d’inexact, mais qui n’aiment pas
moins à être réfutés qu’à réfuter. Je tiens en effet qu’il y a plus à gagner à être
réfuté, parce qu’il est bien plus avantageux d’être soi-même délivré du plus
grand des maux que d’en délivrer autrui ; car, à mon avis, il n’y
a pour
l’homme rien de si funeste que d’avoir une opinion fausse sur le sujet qui nous
occupe aujourd’hui. Si donc tu m’affirmes être dans les mêmes dispositions
que moi, causons ; si au contraire tu es d’avis qu’il faut en rester là, restons-y
et finissons la discussion.
GORGIAS
Mais moi aussi, Socrate, je me flatte d’être de ceux dont tu as tracé le portrait.
Mais peut-être faudrait-il songer aussi à la compagnie. Bien avant votre
arrivée, j’ai donné aux assistants une longue séance, et si nous continuons la
discussion, elle nous entraînera peut-être un peu loin. Il faut donc aussi penser
à eux et ne pas retenir ceux d’entre eux qui voudraient s’occuper d’autres
affaires.
KHAIRÉPHON
XIII. —
458c-459a
Vous entendez vous-mêmes,
Gorgias et Socrate, le bruit que
font ces messieurs, désireux de vous entendre parler. Pour moi, puissé-je
n’avoir jamais d’affaire si pressante qu’il me faille quitter de pareils entretiens
et de tels interlocuteurs et trouver plus d’avantage à faire autre chose !
CALLICLÈS
Par les dieux, Khairéphon, moi aussi, j’ai déjà assisté à bien des entretiens ;
mais je ne sais pas si j’y ai jamais goûté autant de plaisir qu’à présent. Aussi,
dussiez-vous discuter tout le jour, moi, j’en serais charmé.