PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 43
GORGIAS
Oui.
[SOCRATE
C’est donc une nécessité que l’homme formé à la rhétorique soit juste et que
le juste veuille faire des actions justes ?
GORGIAS
Apparemment.
SOCRATE
Donc le juste ne voudra jamais commettre une injustice.
GORGIAS
Il ne saurait le vouloir
1
.]
SOCRATE
Or l’orateur, d’après notre raisonnement, est nécessairement juste.
GORGIAS
Oui.
SOCRATE
Par conséquent l’orateur ne voudra jamais commettre une injustice.
GORGIAS
Il paraît que non.
SOCRATE
1
Le passage entre crochets s’accorde mal avec l’argumentation de Socrate, et semble être une
interpolation.
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 44
@
XV. — Maintenant te rappelles-tu avoir dit tout à l’heure qu’il ne faut pas
s’en prendre aux pédotribes ni les chasser des cités, si le boxeur se sert de la
boxe pour faire du mal, et pareillement que, si l’orateur fait un mauvais usage
de la rhétorique, ce n’est pas le maître qu’il faut accuser ni chasser de la cité,
mais bien le coupable qui a fait un mauvais usage de la rhétorique ? As-tu dit
cela, oui ou non ?
GORGIAS
Je l’ai dit.
SOCRATE
Mais ne venons-nous pas de voir à l’instant que ce même homme, l’orateur,
est incapable de commettre jamais une injustice ? N’est-ce pas vrai ?
GORGIAS
Si, évidemment.
SOCRATE
Mais au début de notre entretien, Gorgias, il a été dit que la rhétorique avait
pour objet les discours, non pas
460e-461d
ceux qui traitent du pair et de l’impair,
mais ceux qui traitent du juste et de l’injuste, n’est-ce pas ?
GORGIAS
Oui.
SOCRATE
Quand je t’ai entendu affirmer cela, j’ai cru, moi, que la rhétorique ne saurait
jamais être une chose injuste, puisque ses discours roulent toujours sur la
justice. Mais quand peu après tu as dit que l’orateur pouvait aussi faire de la
rhétorique un usage injuste, cela m’a surpris, et, considérant le désaccord qui
était dans tes discours, j’ai fait cette déclaration, que, si tu croyais comme moi
qu’il est avantageux d’être réfuté, il valait la peine de continuer la discussion ;
qu’autrement, il fallait la laisser tomber. Puis, après examen, tu vois toi-même
que nous reconnaissons au contraire que l’orateur ne peut user injustement de
la rhétorique ni consentir à être injuste. Où est la vérité là-dedans ? Par le
chien, Gorgias, nous aurons besoin d’une longue séance pour la discerner
exactement.
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 45
POLOS
XVI. — Quoi donc, Socrate ? As-tu réellement de la rhétorique l’opinion que
tu viens d’exprimer ? T’imagines-tu, parce que Gorgias, par pudeur, t’a
concédé que l’orateur connaît le juste, le beau et le bien, en ajoutant que, si
l’on venait à lui sans connaître ces choses, il les enseignerait lui-même, et
parce qu’à la suite de cette concession, il en est résulté peut-être quelque
contradiction dans ses discours, ce dont tu t’applaudis après l’avoir engagé
toi-même dans ces questions
1
... Car qui peux-tu croire qui avouera ne pas
connaître lui-même le juste et ne pouvoir l’enseigner aux autres ? Il faut avoir
bien mauvais goût pour amener la discussion sur un pareil terrain.
SOCRATE
O charmant Polos, c’est justement pour cela que nous voulons avoir des
camarades et des enfants : c’est pour que, quand, devenus vieux, nous faisons
un faux pas, vous, les jeunes, vous vous trouviez là pour nous redresser dans
nos actes et dans nos discours. Ainsi à présent, si Gorgias et moi avons fait un
faux pas en discutant, tu es là pour nous redresser. Tu le dois. Pour ma part, si
tu trouves que nous avons eu tort de nous mettre d’accord sur tel ou tel point,
je te promets d’y revenir à ta fantaisie, à condition que tu prennes garde à une
chose.
POLOS
A quelle chose ?
SOCRATE
A restreindre, Polos, la prolixité dont tu voulais user au début.
POLOS
461d-462c
Comment ! Je n’aurai pas le droit de parler aussi longuement qu’il me
plaira ?
SOCRATE
Tu jouerais vraiment de malheur, excellent Polos, si, venant à Athènes,
l’endroit de la Grèce où l’on a la plus grande liberté de parler, tu étais le seul à
n’y pas jouir de ce droit. Mais mets-toi à ma place : si tu fais de longs discours
1
L’impétueux Polos passe d’une idée à l’autre sans terminer sa phrase.
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 46
sans vouloir répondre à mes questions, ne serai-je pas bien à plaindre à mon
tour, s’il ne m’est pas permis de m’en aller sans t’écouter ? Cependant, si tu
t’intéresses à la discussion que nous avons tenue et que tu veuilles la rectifier,
reviens, comme je l’ai dit tout à l’heure, sur tel point qu’il te plaira, et, tantôt
questionnant, tantôt questionné, comme nous avons fait, Gorgias et moi, réfute
et laisse-toi réfuter. Tu prétends sans doute savoir les mêmes choses que
Gorgias, n’est-ce pas ?
POLOS
Oui.
SOCRATE
Comme lui aussi, tu invites les gens à te poser toutes les questions qu’il leur
plaît, étant sûr de savoir répondre ?
POLOS
Certainement.
SOCRATE
Eh bien, maintenant choisis ce qu’il te plaira, d’interroger ou de répondre.
POLOS
XVII. — C’est ce que je vais faire. Réponds-moi, Socrate. Puisque Gorgias te
paraît embarrassé sur la nature de la rhétorique, dis-nous ce qu’elle est à ton
sens.
SOCRATE
Me demandes-tu quelle sorte d’art elle est selon moi ?
POLOS
Oui.
SOCRATE
Je ne la tiens pas pour un art, Polos, à te dire le vrai.
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