PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 51
GORGIAS
Sans contredit.
SOCRATE
Ne crois-tu pas qu’il y a pour l’un et l’autre un état qui s’appelle la santé ?
GORGIAS
Si.
SOCRATE
Et que cette santé peut n’être qu’apparente, et non réelle ? Voici ce que je
veux dire. Beaucoup de gens qui paraissent avoir le corps en bon état ont une
mauvaise santé, qu’il serait difficile de déceler à tout autre qu’un médecin ou
un maître de gymnastique.
GORGIAS
C’est vrai.
SOCRATE
464a-465b
Je prétends qu’il y a de même dans le corps et dans l’âme quelque
chose qui les fait paraître bien portants, quoiqu’ils ne s’en portent pas mieux
pour cela.
GORGIAS
C’est juste.
SOCRATE
XIX. — Voyons maintenant si j’arriverai à t’expliquer plus clairement ce que
je veux dire. Je dis que,
comme il y a deux substances, il y a deux arts. L’un se
rapporte à l’âme : je l’appelle politique. Pour l’autre, qui se rapporte au corps,
je ne peux pas lui trouver tout de suite un nom unique ; mais dans la culture
du corps, qui forme un seul tout, je distingue deux parties, la gymnastique et
la médecine. De même dans la politique je distingue la législation qui
correspond à la gymnastique et la justice qui correspond à la médecine.
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 52
Comme les arts de ces deux groupes se rapportent au même objet,
ils ont
naturellement des rapports entre eux, la médecine avec la gymnastique, la
justice avec la législation, mais ils ont aussi des différences.
Il y a donc les quatre arts que j’ai dits, qui veillent au plus grand bien, les uns
du corps, les autres de l’âme. Or la flatterie, qui s’en est aperçue, non point
par une connaissance raisonnée, mais par conjecture, s’est divisée elle-même
en quatre, puis, se
glissant sous chacun des arts, elle se fait passer pour celui
sous lequel elle s’est glissée. Elle n’a nul souci du bien et elle ne cesse
d’attirer la folie par l’appât du plaisir ; elle la trompe et obtient de la sorte une
grande considération. C’est ainsi que la cuisine s’est glissée sous la médecine
et feint de connaître les aliments les plus salutaires au corps, si bien que, si le
cuisinier et le médecin devaient disputer devant des enfants ou devant des
hommes aussi peu raisonnables que les enfants, à qui connaît
le mieux, du
médecin ou du cuisinier, les aliments sains et les mauvais, le médecin n’aurait
qu’à mourir de faim. Voilà donc ce que j’appelle flatterie et je soutiens qu’une
telle pratique est laide, Polos, car c’est à toi que s’adresse mon affirmation,
parce que cette pratique vise à l’agréable et néglige le bien. J’ajoute que ce
n’est pas un art, mais une routine, parce qu’elle ne peut expliquer la véritable
nature des choses dont elle s’occupe ni dire la cause de chacune. Pour moi, je
ne donne pas le nom d’art à une chose dépourvue de raison. Si tu me contestes
ce point, je suis prêt à soutenir la discussion.
@
XX. —
Ainsi donc, je le répète, la flatterie culinaire s’est recelée sous la
médecine, et de même, sous la gymnastique, la toilette, chose malfaisante,
décevante, basse,
465b-466b
indigne d’un homme libre, qui emploie pour séduire
les formes, les couleurs, le poli, les vêtements et qui fait qu’en recherchant
une beauté étrangère, on néglige la beauté naturelle que donne la
gymnastique. Pour être bref, je te dirai dans le langage des géomètres
(peut-être alors me comprendras-tu mieux) que ce que la toilette est à la
gymnastique, la cuisine l’est à la médecine, ou plutôt
que ce que la toilette est
à la gymnastique, la sophistique l’est à la législation, et que ce que la cuisine
est à la médecine, la rhétorique l’est à la justice. Telles sont, je le répète, les
différences naturelles de ces choses ; mais comme elles sont voisines,
sophistes et orateurs se confondent pêle-mêle sur le même terrain, autour des
mêmes sujets, et ne savent pas eux-mêmes quel est au vrai leur emploi, et les
autres hommes ne le savent pas davantage. De fait, si l’âme ne commandait
pas au corps et qu’il se gouvernât lui-même, et si l’âme n’examinait pas
elle-même et ne distinguait pas la cuisine et la médecine,
et que le corps seul
en jugeât en les appréciant sur les plaisirs qui lui en reviendraient, on verrait
souvent le chaos dont parle Anaxagore, mon cher Polos, (car c’est là une
chose que tu connais) : « toutes les choses seraient confondues pêle-mêle
1
»,
et l’on ne distinguerait pas celles qui regardent la médecine, la santé et la
1
Le livre d’
Anaxagore
[‘nature’]
commençait ainsi : « Toutes choses étaient confondues ; vint
ensuite l’esprit, νου̃ς, qui mit l’ordre dans l’univers.
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 53
cuisine. Tu as donc entendu ce que je crois qu’est la rhétorique ; elle
correspond pour l’âme à ce qu’est la cuisine pour le corps.
Peut-être est-ce une inconséquence, à moi qui t’ai interdit les longs discours,
de m’être étendu si longuement. Je mérite pourtant d’être excusé ; car, quand
j’ai parlé brièvement, tu ne m’as pas compris : tu
ne savais rien tirer de mes
réponses et il fallait te donner des explications. Si donc à mon tour, je ne vois
pas clair dans tes réponses, tu pourras t’étendre, toi aussi. Si, au contraire, je
les comprends, laisse-moi m’en contenter, c’est mon droit. Et maintenant, si tu
peux faire quelque chose de ma réponse, à ton aise.
POLOS
XXI. — Que dis-tu donc ? Tu prétends que la rhétorique est flatterie ?
SOCRATE
J’ai dit seulement : une partie de la flatterie, Eh quoi ! Polos, à ton âge, tu
manques déjà de mémoire ! Que feras-tu plus tard ?
POLOS
Alors, tu crois que les bons orateurs sont regardés dans les cités comme des
flatteurs et,
comme tels, peu considérés ?
SOCRATE
Est-ce une question que tu me poses ou un discours que tu entames ?
POLOS
466b-466e
C’est une question.
SOCRATE
Eh bien, je crois qu’ils ne sont pas considérés du tout.
POLOS
Comment pas considérés ? Ne sont-ils pas très puissants dans l’État ?
SOCRATE