PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 54
Non, si tu entends que la puissance est un bien pour qui la possède.
POLOS
C’est bien ainsi que je l’entends.
SOCRATE
Eh bien, pour moi, les orateurs sont les moins puissants des citoyens.
POLOS
Comment ? Ne peuvent-ils pas, comme les tyrans, faire mettre à mort qui ils
veulent, spolier et bannir qui leur plaît ?
SOCRATE
Par le chien, Polos, je me demande, à chaque mot que tu dis, si tu parles de
ton chef et si tu exprimes ta propre pensée, ou si tu me demandes la mienne.
POLOS
Mais oui, je te demande la tienne.
SOCRATE
Soit, mon ami ; mais alors tu me poses deux questions à la fois.
POLOS
Comment, deux questions ?
SOCRATE
N’as-tu pas dit, ou à peu près, il n’y a qu’un instant, que les orateurs font périr
ceux qu’ils veulent, comme les tyrans, qu’ils dépouillent et bannissent ceux
qu’il leur plaît ?
POLOS
Si.
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 55
SOCRATE
XXII. — Eh bien, je dis que ce sont deux questions distinctes et je vais
répondre à l’une et à l’autre. Je maintiens, moi, Polos, que les orateurs et les
tyrans ont très peu de pouvoir dans les États, comme je le disais tout à
466e-467b
l’heure, car ils ne font presque rien de ce qu’ils veulent, quoiqu’ils fassent ce
qui leur paraît le meilleur.
POLOS
Eh bien, n’est-ce pas être puissant, cela ?
SOCRATE
Non, du moins d’après ce que dit Polos.
POLOS
Moi, je dis non ? Je dis oui au contraire.
SOCRATE
Non, par le ...
1
, tu ne le dis pas, puisque tu as affirmé qu’un grand pouvoir
était un bien pour celui qui le possède.
POLOS
Oui, je l’affirme, en effet.
SOCRATE
Crois-tu donc que ce soit un bien pour quelqu’un de faire ce qui lui paraît le
meilleur, s’il est privé de raison, et appelles-tu cela être très puissant ?
POLOS
Non.
SOCRATE
1
Serment elliptique où, par respect, on ne prononce pas le nom du dieu par lequel on jure.
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 56
Alors, tu vas me prouver que les orateurs ont du bon sens et que la rhétorique
est un art, non une flatterie, par une réfutation en règle ? Mais, tant que tu ne
m’auras pas réfuté, ni les orateurs qui font ce qui leur plaît dans les États, ni
les tyrans ne posséderont de ce fait aucun bien ; et cependant le pouvoir,
d’après ce que tu dis, est un bien, tandis que faire ce qui vous plaît, quand on
est dénué de bon sens, tu avoues toi-même que c’est un mal, n’est-ce pas ?
POLOS
Oui.
SOCRATE
Dès lors, comment les orateurs et les tyrans seraient-ils très puissants dans les
États, si Socrate n’est point réfuté par Polos et convaincu qu’ils font ce qu’ils
veulent ?
POLOS
Cet homme-là...
SOCRATE
Je soutiens qu’ils ne font pas ce qu’ils veulent : réfute-moi.
POLOS
Ne viens-tu pas d’accorder tout à l’heure qu’ils font ce qui leur paraît être le
meilleur ?
SOCRATE
467b-467d
Je l’accorde encore à présent.
POLOS
Alors, ne font-ils pas ce qu’ils veulent ?
SOCRATE
Je le nie.
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 57
POLOS
Quand ils font ce qui leur plaît ?
SOCRATE
Oui.
POLOS
Tu tiens là des propos pitoyables, insoutenables, Socrate.
SOCRATE
Retiens ta rancœur, Polos de mon cœur
1
, pour parler à ta manière. Si tu es
capable de m’interroger, prouve-moi que je me trompe ; sinon, réponds toi-
même.
POLOS
Je veux bien te répondre, afin de savoir enfin ce que tu veux dire.
SOCRATE
XXIII. — Crois-tu que les hommes, toutes les fois qu’ils agissent, veulent ce
qu’ils font ou ce en vue de quoi ils le font ? Par exemple, ceux qui avalent une
potion commandée par le médecin veulent-ils, à ton avis, ce qu’ils font, avaler
une médecine désagréable, ou bien cette autre chose, la santé, en vue de
laquelle ils prennent la potion ?
POLOS
Il est évident que c’est la santé qu’ils veulent.
SOCRATE
De même ceux qui vont sur mer ou se livrent à tout autre trafic ne veulent pas
ce qu’ils font journellement ; car quel homme est désireux d’affronter la mer,
les dangers, les embarras ? Ce qu’ils veulent, je pense, c’est la chose en vue de
laquelle ils naviguent, la richesse ; car c’est pour s’enrichir qu’on navigue.
1
Le grec offre ici une allitération du même genre, qui est une parodie du style de Polos.
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 58
POLOS
C’est certain.
SOCRATE
N’en est-il pas de même pour tout ? Si l’on fait une chose en vue d’une fin, on
veut, non pas ce qu’on fait, mais la fin en vue de laquelle on le fait.
POLOS
467d-468b
Oui.
SOCRATE
Et maintenant y a-t-il quoi que ce soit au monde qui ne soit bon ou mauvais ou
entre les deux, ni bon ni mauvais ?
POLOS
Cela ne saurait être autrement, Socrate.
SOCRATE
Ne comptes-tu pas parmi les bonnes choses la sagesse, la santé, les richesses
et toutes les autres semblables, et parmi les mauvaises celles qui sont le
contraire ?
POLOS
Si.
SOCRATE
Et par les choses qui ne sont ni bonnes ni mauvaises n’entends-tu pas celles
qui tiennent tantôt du bien, tantôt du mal, ou sont indifférentes, comme d’être
assis, de marcher, de courir, de naviguer, ou encore comme la pierre, le bois et
tous les objets du même genre ? N’est-ce pas, à ton avis, ces choses-là qui ne
sont ni bonnes ni mauvaises, ou bien est-ce autre chose ?
POLOS
Non, ce sont bien celles-là.
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