PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 33
nos pensées mutuelles, et il faut que toi-même tu fasses ta partie à ta manière
et suivant ton idée.
GORGIAS
Ta méthode, Socrate, me paraît excellente.
SOCRATE
Alors continuons et examinons encore ceci. Y a-t-il quelque chose que tu
appelles savoir ?
GORGIAS
Oui.
SOCRATE
Et quelque chose que tu appelles croire ?
GORGIAS
Certainement.
SOCRATE
Te semble-t-il que savoir et croire, la science et la croyance, soient choses
identiques et différentes ?
GORGIAS
Pour moi, Socrate, je les tiens pour différentes.
SOCRATE
Tu as raison, et je vais t’en donner la preuve. Si l’on te demandait : « Y a-t-il,
Gorgias, une croyance fausse et une vraie ? » tu dirais oui, je suppose.
GORGIAS
Oui.
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 34
SOCRATE
Mais y a-t-il de même une science fausse et une vraie ?
GORGIAS
Pas du tout.
SOCRATE
Il est donc évident que savoir et croire ne sont pas la même chose.
GORGIAS
454d-455b
C’est juste.
SOCRATE
Cependant ceux qui croient sont persuadés aussi bien que ceux qui savent.
GORGIAS
C’est vrai.
SOCRATE
Alors veux-tu que nous admettions deux sortes de persuasion, l’une qui
produit la croyance sans la science, et l’autre qui produit la science ?
GORGIAS
Parfaitement.
SOCRATE
De ces deux persuasions, quelle est celle que la rhétorique opère dans les
tribunaux et les autres assemblées relativement au juste et à l’injuste ? Est-ce
celle d’où naît la croyance sans la science ou celle qui engendre la science ?
GORGIAS
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 35
Il est bien évident, Socrate, que c’est celle d’où naît la croyance.
SOCRATE
La rhétorique est donc, à ce qu’il paraît, l’ouvrière de la persuasion qui fait
croire, non de celle qui fait savoir relativement au juste et à l’injuste ?
GORGIAS
Oui.
SOCRATE
A ce compte, l’orateur n’est pas propre à instruire les tribunaux et les autres
assemblées sur le juste et l’injuste, il ne peut leur donner que la croyance. Le
fait est qu’il ne pourrait instruire en si peu de temps une foule si nombreuse
sur de si grands sujets.
GORGIAS
Assurément non.
SOCRATE
@
X. — Allons maintenant, examinons la portée de nos opinions sur la
rhétorique, car, pour moi, je n’arrive pas encore à préciser ce que j’en pense.
Lorsque la cité convoque une assemblée pour choisir des médecins, des
constructeurs de navires ou quelque autre espèce d’artisans, ce n’est pas,
n’est-ce pas, l’homme habile à parler que l’on consultera ; car il est clair que,
dans chacun de ces choix, c’est l’homme de métier le plus habile qu’il faut
prendre. Ce n’est pas lui non plus que l’on consultera, s’il s’agit
455b-456b
de
construire des remparts ou d’installer des ports ou des arsenaux, mais bien les
architectes. De même encore, quand on délibérera sur le choix des généraux,
l’ordre de bataille d’une armée, l’enlèvement d’une place forte, c’est aux
experts dans l’art militaire qu’on demandera conseil, et non aux experts dans
la parole. Qu’en penses-tu, Gorgias ? Puisque tu déclares que tu es toi-même
orateur et que tu es capable de former des orateurs, il est juste que tu nous
renseignes sur ce qui concerne ton art. Sois persuadé qu’en ce moment moi-
même je défends tes intérêts. Peut-être en effet y a-t-il ici, parmi les assistants,
des gens qui désirent devenir tes disciples. Je devine qu’il y en a, et même
beaucoup, mais qui peut-être n’osent pas t’interroger. Figure-toi donc, lorsque
je te questionne, qu’ils te posent la même question que moi : « Que
gagnerons-nous, Gorgias, si nous suivons tes leçons ? Sur quelles affaires
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 36
serons-nous capables de conseiller la cité ? Sera-ce uniquement sur le juste et
l’injuste ou aussi sur les sujets mentionnés tout à l’heure par Socrate ? »
Essaye donc de leur répondre.
GORGIAS
Oui, Socrate, je vais essayer de te dévoiler clairement la puissance de la
rhétorique dans toute son ampleur ; car tu m’as toi-même fort bien montré la
voie. Tu sais, je pense, que ces arsenaux et ces remparts d’Athènes et
l’organisation de ses ports sont dus en partie aux conseils de Thémistocle, en
partie à ceux de Périclès, et non à ceux des hommes de métier.
SOCRATE
C’est ce qu’on dit de Thémistocle, Gorgias. Quant à Périclès, je l’ai entendu
moi-même, quand il nous conseilla la construction du mur intérieur
1
.
GORGIAS
Et quand il s’agit de faire un de ces choix dont tu parlais tout à l’heure,
Socrate, tu vois que les orateurs sont ceux qui donnent leur avis en ces
matières et qui font triompher leurs opinions.
SOCRATE
C’est aussi ce qui m’étonne, Gorgias, et c’est pourquoi je te demande depuis
longtemps quelle est cette puissance de la rhétorique. Elle me paraît en effet
merveilleusement grande, à l’envisager de ce point de vue.
GORGIAS
XI. — Que dirais-tu, si tu savais tout, si tu savais qu’elle embrasse pour ainsi
dire en elle-même toutes les puissances. Je vais t’en donner une preuve
frappante. J’ai
456b-457c
souvent accompagné mon frère et d’autres médecins
chez quelqu’un de leurs malades qui refusait de boire une potion ou de se
laisser amputer ou cautériser par le médecin. Or tandis que celui-ci n’arrivait
pas à les persuader, je l’ai fait, moi, sans autre art que la rhétorique. Qu’un
orateur et un médecin se rendent dans la ville que tu voudras, s’il faut discuter
dans l’assemblée du peuple ou dans quelque autre réunion pour décider lequel
1
Socrate avait 29 ans, lorsque Périclès conseilla aux Athéniens de bâtir le mur intérieur, entre
celui qui reliait le Pirée et celui qui reliait Phalères à Athènes. Ce mur intérieur était parallèle
au premier ; il était destiné à le remplacer, si ce premier était emporté par l’ennemi. Les Longs
Murs avaient été construits en — 456 ; le mur intérieur fut bâti vers — 440 .
Dostları ilə paylaş: |