PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 26
Mais il en est d’autres qui n’exécutent rien que par la parole et qui n’ont, pour
ainsi dire, besoin d’aucune action ou n’en exigent que très peu, comme
l’arithmétique, le calcul, la géométrie, le trictrac et beaucoup d’autres, dont
quelques-uns demandent autant de paroles que d’actions, mais la plupart
davantage, si bien que les
450d-451c
discours sont absolument leurs seuls moyens
d’agir et de produire. C’est parmi ces derniers, ce me semble,
que tu ranges la
rhétorique ?
GORGIAS
C’est exact.
SOCRATE
Je ne pense pas néanmoins que tu veuilles donner le nom de rhétorique à
aucun d’eux, bien qu’à s’en tenir à tes paroles, tu aies affirmé que l’art dont
toute la force est dans la parole est la rhétorique et qu’on puisse te répondre, si
l’on voulait ergoter sur les mots : « Alors c’est l’arithmétique, Gorgias, que tu
appelles rhétorique ? » Mais je ne pense pas que tu appelles rhétorique ni
l’arithmétique, ni la géométrie ?
GORGIAS
Tu ne te trompes pas, Socrate, et tu as raison de penser ainsi.
SOCRATE
VI. — Allons maintenant, c’est à toi d’achever la réponse à ma question.
Puisque la rhétorique est un de ces arts qui relèvent surtout du discours et qu’il
y en a d’autres dans le même cas, tâche d’expliquer à quoi se rapporte cette
rhétorique qui agit par la parole. Si, par exemple, on me demandait à propos
d’un quelconque de ces arts que je viens de nommer : « Qu’est-ce que
l’arithmétique
1
, Socrate ? » je répondrais, comme tu l’as fait tout à l’heure,
que c’est un des arts qui s’exercent par la parole. Et si l’on me demandait en
outre : « Par rapport à quoi ? » je répondrais : par rapport au pair et à l’impair
et aux chiffres où l’un et l’autre peut monter. Pareillement, si l’on me
demandait : « A quel art donnes-tu le nom de calcul ? » je répondrais que le
calcul aussi est un des arts qui s’exercent
uniquement par la parole, et, si l’on
me demandait en outre : « Par rapport à quoi ? » je répondrais comme les
rédacteurs des décrets dans l’assemblée du peuple : « Pour tout le reste
2
», le
1
Les Grecs distinguaient l’arithmétique ou théorie des nombres de la logistique (λογιστιχή)
ou art du calcul.
2
Quand un orateur faisait une proposition de décret ou de loi, le héraut énonçait le nom du
proposant, de son père et de ton dème :
Démosthène, fils de Démosthène, de Paeanée, fait
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 27
calcul est comme l’arithmétique, puisqu’il a rapport aux mêmes choses, le pair
et l’impair ; mais le calcul en diffère
en un point, c’est qu’il considère les
valeurs numériques du pair et de l’impair, non seulement en elles-mêmes,
mais encore dans leurs relations l’une avec l’autre. Et si l’on m’interrogeait
sur l’astronomie, je dirais qu’elle aussi réalise son objet uniquement par la
parole, et si l’on ajoutait : « Mais ces discours de l’astronomie, Socrate, à quoi
se rapportent-ils ? » je répondrais que c’est au cours des astres, du soleil et de
la lune et à leurs vitesses relatives.
GORGIAS
Et ce serait bien répondu. Socrate.
SOCRATE
451d-452b
Eh bien, maintenant, Gorgias, à ton tour. La rhétorique est justement
un des arts qui accomplissent et achèvent leur tâche uniquement au moyen de
discours, n’est-il pas vrai ?
GORGIAS
C’est vrai.
SOCRATE
Dis-moi donc à présent sur quoi portent ces discours. Quelle est,
entre toutes
les choses de ce monde, celle dont traitent ces discours propres à la
rhétorique ?
GORGIAS
Ce sont les plus grandes de toutes les affaires humaines, Socrate, et les
meilleures.
SOCRATE
VII. — Mais, Gorgias, ce que tu dis là est sujet à discussion et n’offre encore
aucune précision. Tu as sans doute entendu chanter dans les banquets cette
chanson qui, dans l’énumération des biens, dit que le meilleur est la santé, que
cette proposition. Si le même orateur
ajoutait une autre proposition, le héraut disait pour ne
pas se répéter :
Pour le reste comme tout à l’heure, il fait cette proposition (scoliaste).
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 28
le second est la beauté et que le troisième est, selon l’expression de l’auteur de
la chanson, la richesse acquise sans fraude
1
.
GORGIAS
Je l’ai entendue en effet, mais où veux-tu en venir ?
SOCRATE
C’est que tu pourrais bien être assailli tout de suite par les artisans de ces
biens vantés par l’auteur
de la chanson, le médecin, le pédotribe
2
et le
financier, et que le médecin le premier pourrait me dire : « Socrate, Gorgias te
trompe. Ce n’est pas son art qui a pour objet le plus grand bien de l’humanité,
c’est le mien. » Et si je lui demandais : « Qui es-tu, toi, pour parler de la
sorte ?, il me répondrait sans doute qu’il est médecin. — « Que prétends-tu
donc ? Que le produit de ton art est le plus grand des biens ? » il me répondrait
sans doute : « Comment le contester, Socrate, puisque c’est la santé ? Y a-t-il
pour les hommes un bien plus grand que la santé ? »
Et si, après le médecin, le pédotribe à son tour me disait : « Je serais, ma foi,
bien surpris, moi aussi, Socrate, que Gorgias pût te montrer de son art un bien
plus grand que moi du mien », je lui répondrais à lui aussi : « Qui es-tu, l’ami,
et quel est ton ouvrage ? — Je suis pédotribe, dirait-il,
et mon ouvrage, c’est
de rendre les hommes beaux et robustes de corps. »
Après le pédotribe, ce serait, je pense, le financier qui me dirait, avec un
souverain mépris pour tous les autres :
452c-453a
« Vois donc, Socrate, si tu peux
découvrir un bien plus grand que la richesse, soit chez Gorgias soit chez tout
autre. — Quoi donc ! lui dirions-nous. Es-tu, toi, fabricant de richesse ? —
Oui. — En quelle qualité ? — En qualité de financier. —
Et alors,
dirions-nous, tu juges, toi, que la richesse est pour les hommes le plus grand
des biens ? — Sans contredit, dirait-il. — Voici pourtant, Gorgias,
répondrions-nous, qui proteste que son art produit un plus grand bien que le
tien. » Il est clair qu’après cela il demanderait : « Et quel est ce bien ? Que
Gorgias s’explique. » Allons, Gorgeas, figure-toi qu’eux et moi, nous te
posons cette question. Dis-nous quelle est cette chose que tu prétends être
pour les hommes le plus grand des biens et que tu te vantes de produire.
GORGIAS
1
L’auteur
de cette chanson de table ou scolie est Simonide ou Epicharme, d’après le scoliaste.
2
Le pédotribe ou Maître de gymnase était compétent non seulement sur les exercices, mais
encore sur l’hygiene à suivre pour fortifier le corps.