PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 11
lesquels elle s’empressait et en exaltant la supériorité de l’enseignement
nouveau qui lui était offert. C’est à quoi servit le
Gorgias. Il annonçait que
Platon reprenait à son compte l’apostolat de Socrate, mais avec des procédés
nouveaux. Il ne se sentait pas fait pour se mêler au peuple et endoctriner les
individus dans la rue ou sur la place publique, mais, à l’exemple des Pytha-
goriciens, il voulait grouper autour de lui des jeunes gens bien doués et les
former à la recherche de la vérité et de la justice. C’est l’idéal nouveau qu’il
opposait à l’enseignement des sophistes et des rhéteurs et, s’il s’acharne
contre eux jusqu’à méconnaître ce qu’ils
avaient de bon, ses exagérations
s’expliquent en partie par le désir de faire un coup d’éclat et d’attirer
l’attention sur lui-même, et sur son école. On a cru aussi que la polémique de
Platon avec les rhéteurs visait un rival particulier, Isocrate, qui avait fondé, lui
aussi, une école où il prétendait concilier la rhétorique avec la philosophie :
c’est lui qu’il aurait attaqué sous le nom de Gorgias. On sait que l’attitude de
Platon à l’égard d’ Isocrate a varié : il l’a loué dans le
Phèdre, il l’a critiqué
dans l’
Euthydème. Dans quels sentiments était-il à son égard, quand il
composa le
Gorgias, nous l’ignorons. Mais il est vraisemblable qu’en
tranchant d’une manière si absolue la démarcation entre la rhétorique et la
philosophie il entendait opposer son enseignement à celui d’Isocrate. Peut-être
même cette critique indirecte fut-elle la cause qui changea leur sympathie
mutuelle en antipathie.
En dépit des exagérations et de quelques assertions paradoxales, la valeur
du
Gorgias n’en est pas moins très haute. L’idéal
que nous offrent la personne
et les idées de Socrate, si passionnément attaché à la justice et à la vertu, est
d’une grandeur et d’une beauté qui emportent l’admiration. Jamais moraliste
n’a exalté la vertu avec tant de conviction, de force et de simplicité sublime.
Et si la beauté du fond nous ravit, celle de la forme n’est pas moins captivante.
La composition du
Gorgias est ordonnée comme celle d’une pièce de théâtre
en trois actes de matière très variée, où l’intérêt et la vivacité du débat
croissent de l’un à l’autre, le tout couronné par un monologue qui étend au-
delà de la vie l’intérêt que la justice a pour nous. Et les personnages de ce
drame philosophique sont extrêmement originaux et vivants.
C’est d’abord Socrate qui met au service de la vérité la puissance
extraordinaire de sa réflexion, la subtilité pénétrante
de son esprit,
l’abondance inépuisable de ses arguments. Détaché de toute vanité,
insoucieux des opinions du vulgaire, il s’attache passionnément à la justice.
La perspective même d’une condamnation capitale ne trouble ni sa résolution
de braver l’impopularité ni le calme de son âme. Ce qui achève d’éclairer son
caractère, ce sont les arrêts qu’il fait au milieu de la discussion, tantôt pour
adoucir par quelque parole courtoise la déconvenue d’un interlocuteur, tantôt
au contraire pour rabattre l’impertinence d’un autre, tantôt pour exposer sa
méthode de discussion, en complète opposition à celle des assemblées. C’est
merveille de voir avec quelle mesure et quelle justesse il traite chacun selon
son mérite. Déférent envers Gorgias, personnage vénérable,
que sa patrie a
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délégué en ambassade à Athènes, rhéteur illustre et très considéré, il est
beaucoup moins réservé avec le jeune Polos qui l’impatiente par son
étourderie. Enfin, avec son hôte Calliclès il garde un calme ironique et une
patience qui font ressortir à merveille la mauvaise humeur d’un adversaire
mortifié d’être battu.
Gorgias de Léontium, en Sicile, le plus illustre des maîtres de rhétorique,
fut envoyé en ambassade à Athènes par ses compatriotes en l’année — 427,
deux ans après la mort de Périclès. Son éloquence apprêtée fit une grande
impression sur la jeunesse athénienne, et il
eut de nombreux disciples et
imitateurs. Si l’on s’en rapporte à Platon, la modestie n’était pas sa principale
vertu. « Nous devons t’appeler orateur, lui dit Socrate. — Et bon orateur,
Socrate, si tu veux m’appeler ce que je me glorifie d’être, pour parler comme
Homère. » Quand Socrate le prie de répondre brièvement : « C’est encore une
chose dont je me flatte, dit-il, que personne ne saurait dire en moins de mots
les mêmes choses que moi. » En dépit de ces mouvements de vanité,
communs d’ailleurs à tous les sophistes de ce temps,
Gorgias discute avec
mesure et dignité, suit de bonne grâce Socrate dans les détours de sa
dialectique, et sur la question de la rhétorique, c’est lui qui a raison en
reconnaissant que la rhétorique, comme toute chose, est sujette aux abus, mais
qu’elle n’est pas responsable du mauvais usage que des orateurs malhonnêtes
peuvent en faire. La contradiction où le jette Socrate n’existe que si l’on
admet avec celui-ci qu’un homme qui sait la justice ne sera jamais injuste,
opinion sans cesse démentie par l’expérience.
En introduisant après Gorgias deux autres interlocuteurs, Platon laissait à
Socrate la possibilité de maltraiter à son aise la rhétorique et les rhéteurs, sans
s’attaquer directement à l’illustre vieillard dont il avait à ménager la
susceptibilité. Le premier est Polos. Ce Polos, d’Agrigente, était un disciple de
Gorgias,
dont il avait, au dire de Philostrate, payé fort cher les leçons, car il
était très riche. Il est question de lui, avec d’autres sophistes célèbres, dans le
Théagès, 128a et dans le
Phèdre
, 267c. Il laissa quelques écrits, entre autres
un ouvrage intitulé les
Correspondances entre membres de phrase. Dès le
début, plein de confiance en lui-même, il s’offre à répondre à
la place de
Gorgias fatigué, et il fait à Khairéphon une réponse en termes alambiqués, qui
sont sans doute une parodie de sa manière. Dès qu’il est entré en scène pour
succéder à Gorgias, le ton de la discussion change. Polos est jeune et tranchant
et il intervient impétueusement en termes provocants à l’égard de Socrate.
Socrate, qui n’a pas à le ménager, comme il ménageait Gorgias, lui réplique
tantôt avec une ironie piquante, tantôt avec une franchise brusque. Mais Polos
a beau traiter de haut les prétendus paradoxes de Socrate, il finit par se rendre
à ses arguments et reconnaître qu’Archélaos, l’usurpateur scélérat, qu’il pré-
sentait comme le plus heureux des hommes, en est au contraire le plus
malheureux et que pratiquement la rhétorique n’est d’aucun usage.
Jusqu’ici Calliclès, chez qui la réunion a lieu, s’est contenté d’écouter avec
une stupéfaction grandissante l’argumentation de Socrate. Ce Calliclès, qui