PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 17
Eh bien, venez chez moi, quand vous voudrez. C’est
447b-448a
chez moi que
Gorgias est descendu. Il vous donnera une séance.
SOCRATE
C’est bien aimable à toi, Calliclès. Mais consentira-t-il à causer avec nous ? Je
voudrais savoir de lui quelle est la vertu de son art et en quoi consiste ce qu’il
professe et enseigne. Pour le reste, il pourra, comme tu dis, nous donner une
séance en une autre occasion.
CALLICLÈS
Il n’y a rien de tel, Socrate, que de l’interroger lui-même. C’était justement un
des points de son exposition ; car il invitait tout à l’heure ceux qui étaient
céans à lui poser toutes les questions qu’il leur plaisait et il s’engageait à
répondre à toutes.
SOCRATE
C’est parfait, cela. Interroge-le, Khairéphon.
KHAIRÉPHON
Que faut-il lui demander ?
SOCRATE
Ce qu’il est.
KHAIRÉPHON
Que veux-tu dire ?
SOCRATE
Si, par exemple, il était fabricant de chaussures, il te répondrait évidemment
qu’il est cordonnier. Ne saisis-tu pas ce que je dis ?
KHAIRÉPHON
II. — Je saisis et je vais l’interroger. Dis-moi, Gorgias, ce que dit Calliclès
est-il vrai, que tu t’engages à répondre à toutes les questions qu’on peut te
poser ?
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 18
GORGIAS
C’est vrai, Khairéphon, et c’est justement à quoi je m’engageais tout à l’heure,
et je puis dire que personne encore, depuis bien des années, ne m’a posé une
question qui m’ait surpris.
KHAIRÉPHON
Tu n’auras donc pas de peine à répondre, Gorgias.
GORGIAS
Il ne tient qu’à toi, Khairéphon, d’en faire l’essai.
POLOS
Oui, par Zeus ; mais, si tu le veux bien, Khairéphon, fais-le sur moi ; car
Gorgias doit être fatigué : il vient de tenir un long discours.
KHAIRÉPHON
448a-448d
Quoi donc ! Polos, te flattes-tu de mieux répondre que Gorgias ?
POLOS
Qu’importe, si je te fais une réponse satisfaisante ?
KHAIRÉPHON
Il n’importe en rien, et, puisque tu le veux, réponds.
POLOS
Questionne.
KHAIRÉPHON
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 19
Voici ma question. Si Gorgias s’entendait à l’art que professe son frère
Hérodicos
1
, quel nom devrions-nous lui donner ? Le même qu’à son frère,
n’est-ce pas ?
POLOS
Oui.
KHAIRÉPHON
En disant qu’il est médecin, nous parlerions donc correctement ?
POLOS
Oui.
KHAIRÉPHON
Et s’il était versé dans l’art d’Aristophon
2
, fils d’Aglaophon, ou de son frère,
quel nom devrions-nous lui donner ?
POLOS
Celui de peintre évidemment.
KHAIRÉPHON
Mais, en fait, dans quel art est-il versé et quel nom devons-nous lui donner ?
POLOS
Khairéphon, il existe dans le monde beaucoup d’arts qu’à force d’expériences,
l’expérience a découverts
3
: car l’expérience fait que notre vie est dirigée
selon l’art, et l’inexpérience, au gré du hasard. De ces différents arts, les uns
choisissent ceux-ci, les autres ceux-là, chacun à sa manière, et les meilleurs
choisissent les meilleurs. Gorgias est de ce nombre et l’art qu’il possède est le
plus beau.
1
Cet Hérodicos de Léontium, frère de Gorgias, ne doit pas être confondu avec Hérodicos de
Sélymbric, maître de gymnastique et médecin, que Protagoras range parmi les sophistes
(
Prot., 316e
[‘hérodicos’]
).
2
Pline ( Hist., N., XXXV, 11) fait mention du peintre Aristophon, frère du célèbre peintre et
sculpteur Polygnote. Leur père Aglaophon passait pour avoir enseigné lui-même la peinture à
Polygnote.
3
Stobée (Florileg., III, 88) cite tout ce passage sous le nom de Polos ; mais il est probable que
c’est une parodie que Platon a faite lui-même du style recherché de Polos.
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 20
SOCRATE
III. — Je vois, Gorgias, que Polos est merveilleusement entraîné à discourir ;
mais il ne fait pas ce qu’il a promis à Khairéphon.
GORGIAS
Comment cela, Socrate ?
SOCRATE
448d-449a
Il me semble qu’il ne répond pas exactement à ce qu’on lui demande.
GORGIAS
Eh bien, questionne-le, toi, si tu veux.
SOCRATE
Non, mais si tu veux bien me répondre toi-même, alors je t’interrogerai, toi,
bien plus volontiers ; car il est clair pour moi, d’après ce qu’il vient de dire,
que Polos s’est plus exercé à ce qu’on appelle la rhétorique qu’au dialogue.
POLOS
Pourquoi cela, Socrate ?
SOCRATE
Parce que, Polos, Khairéphon t’ayant demandé dans quel art Gorgias est versé,
tu fais l’éloge de son art, comme si on le critiquait, mais que tu n’as pas
répondu en quoi il consistait.
POLOS
N’ai-je pas répondu que c’est le plus beau ?
SOCRATE
Sans doute ; mais on ne te demande pas quelle est la qualité de l’art de
Gorgias, mais ce qu’il est et quel nom il faut donner à Gorgias. Lorsque
Khairéphon t’a proposé des exemples, tu lui as répondu avec justesse et
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