PLATON — GORGIAS
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que les autres. — Ne doivent-ils pas commencer par se commander à
eux-mêmes et être tempérants ? — Au contraire, répond Calliclès : pour être
heureux, il faut laisser prendre à ses passions tout l’accroissement possible et
les satisfaire ensuite. — Il s’ensuit, réplique Socrate, que, quand on a la gale et
qu’on peut se gratter à son aise, on est heureux, et de même quand on satisfait
les désirs les plus honteux. Ta théorie suppose que l’agréable et le bon sont
identiques, ce qui n’est pas.
Il y a en effet des choses contraires entre elles qui ne peuvent coexister
ensemble dans le même sujet,
comme le bonheur et le malheur, la santé et la
maladie : quand la maladie vient par exemple, la santé s’en va et récipro-
quement. Si cela est vrai, il s’ensuit que les choses qui peuvent se trouver
ensemble dans le même objet, qui y viennent et s’en retirent en même temps,
ne peuvent pas être les bonnes et les mauvaises, puisque le bien et le mal
s’excluent réciproquement. Or, quand on satisfait un désir, la perception du
plaisir est simultanée au besoin et par conséquent à la peine que cause le désir.
Le plaisir et la peine coexistent ensemble, le bien et le mal, jamais. Le plaisir
et la peine diffèrent donc du bien et du mal.
Une autre preuve que l’agréable et le bon ne sont pas la même chose, c’est
que le méchant jouit ou souffre des mêmes objets autant que le bon.
Ainsi le
lâche, à l’approche ou à la retraite de l’ennemi, ressent autant, peut-être même
plus, d’anxiété ou de joie que le brave. Si l’agréable et le bon étaient
identiques, le méchant serait aussi bon, parfois même meilleur que l’homme
sage et tempérant.
Calliclès est battu, mais ne se rend pas. Crois-tu donc, réplique-t-il, que je
ne sache pas qu’il y a des plaisirs meilleurs que d’autres ? Mais cet aveu va
tourner à sa confusion, car admettre qu’il y a des plaisirs bons et des plaisirs
mauvais, c’est admettre que les uns sont utiles et procurent du bien et que les
autres sont nuisibles et font du mal. La conséquence est qu’il
faut tout faire,
même l’agréable en vue du bien, et non le bien en vue de l’agréable.
C’est d’après ce principe qu’il faut juger les diverses professions et en
particulier la rhétorique. Certaines, comme la médecine, visent au bien ;
d’autres, comme la cuisine, l’art du joueur de flûte ou de cithare, celui du
poète dithyrambique ou tragique ne visent qu’au plaisir, et par conséquent
sont plus nuisibles qu’utiles. Telle est aussi la rhétorique, quand, au lieu de
viser au bien, elle ne cherche qu’à plaire. Malheureusement c’est le seul but
que
nos orateurs se proposent ; aucun d’eux ne cherche à rendre les citoyens
meilleurs, et les plus célèbres, Miltiade, Thémistocle, Cimon, Périclès, ont
corrompu le peuple au lieu de l’améliorer. Le véritable orateur doit faire
comme l’artiste qui place tous ses matériaux dans un ordre propre à produire
la beauté, il doit établir dans les âmes l’ordre et la règle, qui forment les
hommes justes et tempérants.
Calliclès, à bout d’objections, refuse de répondre à ces vérités attachées et
liées entre elles, selon l’expression de Socrate, par des raisons de fer et de
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diamant.
Cependant, sur la prière de Gorgias, Socrate continue à poursuivre la
discussion : il prie seulement Calliclès de l’arrêter, s’il n’est pas d’accord avec
lui. Il résume d’abord la discussion jusqu’au point où elle était arrivée, la
nécessité d’établir dans l’âme l’ordre et la règle, ce qui est l’œuvre de la
tempérance. L’homme tempérant, poursuivit-il, s’acquittant de tous ses
devoirs envers les hommes et envers les dieux, est juste et saint ; il est aussi
courageux, sans quoi il ne serait pas tempérant. La tempérance étant bonne, il
est bon et par suite il est heureux, tandis que l’homme déréglé qui
s’abandonne à ses passions est malheureux.
Le devoir de l’orateur est donc tout tracé : il doit chercher à rendre
meilleurs la cité et les citoyens. C’est pour ne l’avoir pas fait que Périclès et
les autres ont été condamnés. Ils se plaignent de l’ingratitude
des peuples ; ils
ont tort. Aucun chef d’État ne peut être opprimé injustement par l’État qu’il
gouverne. S’il est condamné, c’est qu’il n’a pas amélioré ses sujets, comme il
le devait. Je suis peut-être, dit Socrate, le seul Athénien qui s’attache au
véritable art politique, parce que seul je m’emploie à les convertir au bien. Je
sais bien que, si je suis accusé un jour par un malhonnête homme, je ne
pourrai me défendre en leur citant les plaisirs que je leur ai procurés.
Cependant je ne serai point sans défense, comme le croit Calliclès. Ma
meilleure défense sera de n’avoir jamais commis aucune injustice dans ma
vie. Au reste, si je suis condamné, je mourrai de bonne grâce ; car on ne craint
pas la mort, quand on est pur de tout crime. C’est ce que je vais prouver par
un récit que l’on
pourra prendre pour une fable, mais que, pour ma part, je
crois véritable.
Ici commence la quatrième partie du
Gorgias. Après les trois discussions
successives avec Gorgias, avec Polos et avec Calliclès, ce drame
philosophique s’achève par un mythe.
Là où le raisonnement est impuissant, Platon a recours à la tradition
populaire qu’il accommode à ses idées. C’est ainsi qu’il a exposé ce qu’il
pense de notre survie dans l’autre monde à trois reprises différentes, ici et à la
fin de
la République et du
Phédon. Semblables pour le fond, ces trois mythes
présentent des divergences dans le détail.
Voici celui du Gorgias. Une loi
divine toujours existante veut que l’homme, après sa mort, aille aux îles
Fortunées ou au Tartare. Au temps de Cronos il y avait des erreurs, et l’on
voyait arriver aux îles Fortunées des âmes qui auraient dû être dirigées sur le
Tartare ou vice versa. Ces abus venaient de ce que les hommes étaient jugés
de leur vivant et tout habillés par des juges également vivants et couverts de
vêtements, et de ce que les parents et amis de celui qui allait mourir venaient
l’assister devant les juges et les induisaient en erreur par de fausses
dépositions. Zeus fit cesser cet abus : il décida que les hommes seraient jugés
tout nus après leur mort par des juges également morts et nus, ses trois fils
Minos, Eaque et Rhadamanthe. Ces juges envoient les âmes des justes aux îles
Fortunées pour y être récompensées et celles des coupables dans le Tartare
pour y être punies ; mais ici la punition diffère selon que les âmes coupables