PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 13
nous est inconnu, était sans doute un de ces jeunes Athéniens de famille riche
que tentait la carrière politique et qui s’y préparaient à l’école des sophistes et
des rhéteurs. Voyant Polos réduit au silence, il se précipite au secours de la
rhétorique. Il a appris
des sophistes que la loi, faite par les faibles contre les
forts, ne mérite aucun respect, que les forts s’en affranchissent et tâchent de
conquérir le pouvoir pour être à même de satisfaire toutes leurs passions.
C’est ce que devrait faire un homme comme Socrate, au lieu de perdre son
temps à philosopher. Socrate répond à ses exhortations par des compliments
ironiques, puis engage la discussion. Il a tôt fait de réfuter les sophismes de
Calliclès. Mais celui-ci n’est pas de ceux qui reconnaissent
leurs fautes ou
leurs erreurs. Dès qu’il se voit battu, il se met à railler, il traite d’arguties les
raisonnements de Socrate, il affecte de n’y rien comprendre, il refuse même de
répondre, ou, s’il continue à le faire, c’est à la prière de Gorgias ; encore ne le
fait-il qu’en rechignant ; il prie à la fin Socrate de parler seul. L’attitude
de cet
homme, si confiant en lui-même et si audacieux dans son immoralité, est d’un
comique achevé. On y voit au naturel l’orgueil puéril d’un homme infatué qui
s’obstine à fermer les yeux à la raison et qui boude comme un enfant pris en
faute. Platon a donné dans la peinture de ce caractère un éclatant exemple de
ses hautes qualités dramatiques.
Il est difficile de déterminer à quelle époque il faut placer l’entretien qui
fait l’objet du Gorgias. Ce n’est pas qu’on manque ici d’allusions à des faits
précis : c’est qu’il y en a trop au contraire et qui conduisent à des conclusions
divergentes. 503c : Calliclès demande à Socrate s’il n’a pas entendu vanter le
mérite de Périclès
mort récemment. Or Périclès mourut en — 429. 471a-d : il
est question de l’usurpation d’Archélaos. Or c’est en l’année — 413
qu’Archélaos s’empara du trône de Macédoine. Ailleurs, 473e,
Socrate
rapporte qu’ayant à présider l’assemblée, il prêta à rire par son inexpérience. Il
semble bien qu’il s’agit du rôle qu’il joua dans l’affaire des Arginuses en —
406. Enfin Calliclès et Socrate font tour à tour mention de Zèthos et
d’Amphion, personnages de l’
Antiope d’Euripide, qui ne fut jouée qu’à la fin
de la guerre du Péloponnèse. Aussi Stallbaum et d’autres placent l’entretien
autour de — 405. Mais comment Calliclès pouvait-il dire en — 405 que
Périclès était mort récemment ? D’autre part, Gorgias étant venu à Athènes en
— 427, n’est-il pas plus naturel de supposer que c’est vers — 427, époque où
il jouit à Athènes d’une vogue extraordinaire, qu’eut lieu sa rencontre avec
Socrate ? Cette date pourrait s’accorder avec le conseil que Calliclès donne à
Socrate de changer de carrière (486c) et d’abandonner la philosophie pour la
politique. Ce conseil est au contraire dérisoire, si le dialogue est placé en —
405, époque où Socrate avait 64 ans. On ne change pas de carrière à cet âge :
on prend sa retraite. Contre cette date on objecte les anachronismes ; mais,
quand il pouvait en tirer quelque effet littéraire ou philosophique,
Platon
n’éprouvait aucun scrupule à en faire usage, témoin le
Ménexène, où Socrate,
mort en — 399, prononce l’oraison funèbre des soldats morts dans la guerre
de Corinthe en — 396.
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 14
Il serait plus important de savoir à quel moment de la carrière de Platon le
Gorgias fut composé. Les allusions émouvantes à la mort future de Socrate
ont fait croire que Platon était encore sous l’impression
plus ou moins voisine
de l’événement, quand il rédigea cet ouvrage. Stallbaum en place la
composition peu après la mort de Socrate ; A. Croiset entre — 395 et — 390.
Il est plus probable qu’il fut composé en — 387, s’il est vrai qu’il soit, comme
on le pense aujourd’hui, le manifeste de la nouvelle école fondée par Platon.
Ainsi s’expliquent la violence de ses attaques contre les écoles des rhéteurs
rivales de la sienne et l’ardeur avec laquelle il prône la vie philosophique. Au
moment où il renonce définitivement à la politique active où l’appelait sa
naissance, il tient à justifier sa résolution, et c’est aussi à ce dessein que
répond le
Gorgias.
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PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 16
PERSONNAGES
CALLICLÈS, SOCRATE, KHAIRÉPHON, GORGIAS, POLOS
CALLICLÈS
I.
—
447a-447b
C’est à la guerre et à la bataille, Socrate, qu’il faut,
dit le
proverbe, prendre part comme vous faites.
SOCRATE
Est-ce que nous sommes, comme on dit, arrivés après la fête ? Sommes-nous
en retard ?
CALLICLÈS
Oui, et après une fête délicieuse ; car Gorgias vient de nous faire entendre une
foule de belles choses.
SOCRATE
La faute en est, Calliclès, à Khairéphon que voici : il nous a fait perdre notre
temps à l’agora.
KHAIRÉPHON
Cela ne fait rien, Socrate : je réparerai le mal.
Gorgias est mon ami, et il nous
fera la faveur de l’entendre tout de suite, si tu veux ; une autre fois, si tu
préfères.
CALLICLÈS
Que dis-tu, Khairéphon ? Socrate désire entendre Gorgias ?
KHAIRÉPHON
C’est juste pour cela que nous sommes venus.
CALLICLÈS