L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme


L’ÉTHIQUE DE LA BESOGNE DANS LE PROTESTANTISME ASCÉTIQUE



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L’ÉTHIQUE DE LA BESOGNE DANS LE PROTESTANTISME ASCÉTIQUE
I. Les fondements religieux
de l’ascétisme séculier.


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[84] Historiquement, il existe quatre sources principales du protestantisme ascétique (au sens où ce terme est employé ici) : 1º le calvinisme sous la forme qu'il a revêtue dans les principales contrées de l'Europe occidentale qui ont subi son influence, en particulier au cours du XVIIe siècle; 2° le Piétisme; 3° le méthodisme; 4° les sectes issues du mouvement baptiste1. Aucun de ces mouvements n'a été complètement isolé des autres, et leur séparation des Églises réformées non ascétiques n'a même jamais été très stricte. Au milieu du XVIIIe siècle, les fondateurs du méthodisme à l'intérieur de l'Église établie d'Angleterre n'avaient pas l'intention de créer une Église nouvelle, mais bien plutôt de susciter un réveil de l'esprit ascétique. Ce n'est qu'au cours de son développement, à la suite notamment de son essor en Amérique, qu'il se sépara de l'Église établie.



Après s'être tout d'abord développé, en Angleterre et surtout en Hollande, sur terrain calviniste, le piétisme resta attaché à l'orthodoxie par des liens assez souples, ne s'en distinguant que par d'imperceptibles nuances, jusqu'à ce que, vers la fin du XVIIe siècle et sous l'influence de Spener, il s'agrège au luthéranisme, après en avoir partiellement modifié les fondements dogmatiques. Ce mouvement est demeuré intérieur à l'Église; seule la tendance rattachée à Zinzendorf dans la communauté des Frères moraves, avec ses réminis­cences hussites et calvinistes, [851 se vit obligée, à l'instar du méthodisme, à se constituer en secte particulière, et encore ce ne fut qu'à son corps défendant. A l'origine, calvinisme et baptisme étaient nettement opposés, mais ils entrèrent en contact intime dans le baptisme de la fin du XVIIe siècle; dès le début du siècle la gradation des nuances de l'un à l'autre n'était plus guère sensible dans les sectes indépendantes d'Angleterre et de Hollande. On constate également une transition graduelle entre piétisme et luthéranisme; de même, entre le calvinisme et l'Église anglicane, bien que, par son caractère extérieur et l'esprit de ses fidèles les plus conséquents, celle-ci soit très proche du catholicisme. A la vérité, ce mouvement ascéti­que qui a été désigné, au sens le plus large du terme, par le mot ambigu de « purita­nisme » 1, dans la masse de ses adeptes - et surtout des plus fermes parmi eux - s'est attaqué à l'anglicanisme jusque dans ses fondements, mais, ici aussi, les différences ne se sont fait jour et ne se sont accusées que peu à peu, au cours de la lutte. Même si nous laissons d'abord de côté les questions de constitution et d'organisation qui ne nous intéressent pas pour le moment, les faits n'en demeurent pas moins semblables. Les différences dogmati­ques, y compris les plus importantes, telles que celles sur la prédestination et la justification, se nuançaient en combinaisons extrêmement variées et faisaient généralement obstacle, dès le début du XVIIe siècle, au maintien de l'unité confessionnelle (il y eut cependant des exceptions). Et surtout, les types de conduite morale, si importants pour nous, se retrouvent chez les adeptes des sectes les plus diverses, qu'elles soient issues des quatre sources mentionnées plus haut ou de la combinaison de plusieurs d'entre elles. Nous verrons qu'à des fondements dogmatiques différents peuvent correspondre des maximes éthiques semblables. Les ouvrages littéraires importants pour le salut de l'âme, tout particulièrement les manuels de casuistique [86] des diverses sectes, se sont eux-mêmes réciproquement influencés au cours des temps; ils présentent entre eux de grandes similitudes, en dépit des différences très marquées dans la pratique de la vie quotidienne.
Ne vaudrait-il pas mieux ignorer totalement les fondements dogmatiques aussi bien que la théorie éthique, et nous en tenir purement et simplement à la pratique morale, dans la mesure où celle-ci peut être déterminée? Nous allons voir que non. Les différentes racines dogmatiques de la moralité ascétique ont, il est vrai, dépéri après des luttes effroyables. Non seulement ce premier enracinement a laissé des traces profondes dans l'éthique « non dogmatique » ultérieure, mais seule la connaissance de ces idées originelles permet de comprendre le lien unissant cette moralité ascétique à l'idée de l'au-delà qui exerçait son emprise sur les hommes les plus conscients de l'époque. Sans l'ascendant de cette idée sur les âmes, aucun renouveau moral de quelque importance pour la vie quotidienne n'aurait pu voir le jour.
Ce qui pour nous importe n'est évidemment pas ce qui était théoriquement et officielle­ment enseigné dans les manuels de théologie morale du temps, bien que le fait ait eu une signification pratique grâce à la discipline de l'Église, au travail pastoral et au prêche 1. Ce qui nous intéresse est tout à fait différent : il s'agit de découvrir les motivations [Antriebe] psychologiques qui avaient leur source dans les croyances et les pratiques religieuses qui traçaient à l'individu sa conduite et ly maintenaient. Or ces motivations provenaient pour une grande part des représentations issues de ces croyances. A cette époque, l'homme ressassait des dogmes abstraits à un degré que nous ne pouvons comprendre que si nous examinons en détail et démêlons les relations que ces dogmes entretenaient avec les intérêts religieux. Ici, quelques considérations sur le dogme 2 s'avèrent indispensables; elles paraîtront aussi fasti­dieuses au lecteur non versé dans la théologie [87] que superficielles et hâtives au théolo­gien. La seule manière dont nous puissions procéder, c'est de présenter ces idées religieuses sous la forme d'un « type idéal », systématiquement composé, tel qu'il ne se rencontre que rarement dans la réalité historique. Car, précisément, devant l'impossibilité où nous sommes de tracer des frontières précises dans la réalité historique, notre seul espoir de rencontrer l'action spécifique de ces idées réside dans l'exploration de leurs formes les plus systématiques.

[A. Le Calvinisme.]

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Le calvinisme 1 est la foi 2 au nom de laquelle aux XVIe et XVIIe siècles ont été menées de grandes luttes politiques et culturelles dans les pays Capitalistes les plus développes : Pays­ Bas, Angleterre, France. [88] C'est pourquoi nous commence­rons par lui. A cette époque - voire de nos jours encore - le dogme calviniste considéré comme le plus [89] caractéristique est la doctrine de la prédestination. Il est vrai que l'on a discuté pour savoir si c'était là le dogme « essentiel » de la Réforme ou seulement un « accessoire ». Sur le caractère essentiel d'un phénomène historique on peut formuler des jugements de valeur ou de foi, notamment lorsque ceux-ci se réfèrent seulement à ce qui est « intéressant » dans ce phénomène, ou seulement à ce qui, en lui, présente une « valeur » durable. Ou bien encore les jugements se référeront à l'influence du phénomène sur d'autres processus historiques, à sa signification causale ; il s'agira alors de jugements d'imputation. Si, à présent, nous partons de ce dernier point de vue -comme nous devons le faire ici - et que nous nous demandions la signification qu'il faut attribuer au dogme de la prédestination eu égard à ses conséquences [Wirkung] culturelles et historiques, celle-ci apparaîtra à coup sûr des plus importantes 1. Le mouvement conduit par Oldenbarnevelt s'y brisa; sous Jacques 1er, le schisme de l'Église anglaise se révéla insurmontable, après les différends survenus entre la couronne et les puritains, à propos, précisément, de cet enseignement. Habituellement considéré, au premier chef, comme l'élément politiquement dangereux du calvinisme, il a été, de ce fait, combattu par les autorités 2. Les grands synodes du XVIIe siècle, surtout ceux de Dordrecht et de Westminster, sans compter nombre de synodes de moindre importance, ont pris pour objet central de leurs travaux sa reconnaissance canonique. [go] Elle a été le soutien d'innombrables héros de l'ecclesia militans; aux XVIIIe et XIXe siècles, elle a suscité des schismes dans l'Église et servi de cri de guerre aux grands réveils. Nous ne pouvons passer outre, et comme il est peu probable que cette doctrine soit aujourd'hui connue de tout homme cultivé, le mieux est d'en prendre connaissance en recourant à l'autorité de la Confession de Westminster de 1647. Sur ce point précis, elle a été simplement reprise par les professions de foi des baptistes et des indépendants.



Chapitre IX (Du libre arbitre), no 3. - Par sa chute dans l'état de péché, l'homme a complètement perdu la capacité de vouloir un quelconque bien spirituel lié à son salut. De sorte qu'un homme naturel étant entièrement détourné de ce Bien, et condamné au péché, ne saurait de son propre fait se convertir ni même se préparer à la conversion.


Chapitre III (Des décrets éternels de Dieu), no 3. - Par décret de Dieu, et pour la manifestation de Sa gloire, tels hommes [...] sont prédestinés à la vie éternelle, tels autres voués à la mort éternelle.
No 5. - Ceux parmi les hommes qui sont prédestinés à la vie, Dieu les a élus dès avant d'établir les fondements du monde, conformément à Son dessein immuable de toute éternité ainsi qu'à Sa volonté intime et à Son bon plaisir. Il les a élus dans le Christ et pour leur gloire éternelle, de par Sa seule grâce et Son seul amour librement prodigués, en dehors de toute prescience tant de leur foi ou de leurs bonnes oeuvres que de leur persévérance en celles-ci ou en celle-là, en dehors aussi de toute autre condition ou cause déterminante propre à la créature [élue]; et tout cela à la louange de Sa grâce et de Sa gloire.
No 7. - Les autres d'entre les hommes (the rest of mankind), il a plu à Dieu - conformément au dessein insondable par lequel à Son gré Il accorde ou refuse la miséricorde, pour la gloire de Son souverain pouvoir sur Ses créatures - de les écarter et de les destiner pour leur péché au déshonneur et au courroux; et cela à la louange de Sa glorieuse Justice.
Chapitre X (De la vocation efficace) no 1. - Tous ceux que Dieu a prédestinés à la vie, et ceux-là seuls, il Lui plaît de les appeler efficacement par le Verbe et l'Esprit (en les arrachant à l'état de péché et de mort où ils se trouvent par nature) [...] de leur retirer leur cœur de pierre et de leur donner un cœur de chair; de renouveler leur volonté et, par l'effet de Son omnipotence. de les déterminer au bien [...].
Chapitre V (De la Providence), no 6. - Quant à ces hommes pervers et impies que Dieu dans Sa justice châtia de leurs péchés antérieurs en les aveuglant et en durcissant leurs cœurs, non seulement Il leur refuse Sa grâce, qui eût pu éclairer leur esprit et toucher leur cœur, mais parfois Il leur retire les dons qu'ils avaient reçus et les expose à des choses de nature à inciter au péché de tels êtres corrompus; et ainsi Il les abandonne à leurs propres appétits, aux tentations de ce monde et au pouvoir de Satan : ce qui fait qu'ils s'endurcissent [dans le mal] par les moyens mêmes qui servent à Dieu pour attendrir d'autres cœurs 1



[91] « M'en coûtât-il d'être expédié en Enfer, jamais un tel Dieu ne m'imposera le respect. » C'est ainsi, on le sait, que Milton juge cette doctrine 1. Cependant, ce qui nous importe ici n'est pas de porter un jugement de valeur [Wertung] sur ce dogme, mais de dégager sa signification historique. Nous ne pouvons qu'esquisser le problème de l'origine de la doctrine et indiquer rapidement la façon dont celle-ci s'est incorporée à la théologie calviniste.

Deux voies pouvaient y conduire. Le sentiment religieux de la rédemption s'alliait, chez les plus actifs et les plus passionnés de ces grands « hommes de prière » que, depuis saint Augustin, le christianisme n'avait cessé de produire, à la conviction intime que rien ne s'accomplit par la valeur personnelle, mais que seule est efficace l'action d'une puissance objective. Ce sentiment profond, cette assurance allègre qui les soulageait du poids terrible du sens du péché, a paru les submerger soudain et anéantir en eux toute possibilité d'imaginer que ce don inouï de la grâce risquait de rien devoir à leur collaboration personnelle ou pouvait dépendre de la qualité de leur foi et de leur volonté propre. Au moment où la plénitude de son génie religieux lui permet d'écrire Freiheit eines Christenmenschen, Luther croit fermement lui aussi que les «secrets décrets » de Dieu sont la source unique, dépourvue de sens apparent, de son état de grâce  2. Même par la suite, il n'abandonnera pas formelle­ment ce point de vue. Pourtant cette idée n'a jamais figuré au centre de ses préoccupations; au contraire, [92] elle passa de plus en plus à l'arrière-plan, au fur et à mesure que ses responsabilités de chef d'Église l'eurent graduellement contraint à se conduire en « politique réaliste ». C'est de façon délibérée que Mélanchthon évita d'introduire cette doctrine « reuse et obscure » dans la Confession d'Augsbourg; et pour les pères du luthéranisme, ce fut un article de foi que si l'on peut toujours perdre la grâce (amissibilis), celle-ci peut se recon­quérir par l'humilité, la pénitence et la confiance fidèle dans la parole de Dieu et dans les sacrements.


Pour Calvin 1, le processus a été exactement inverse. La signification de la prédestina­tion pour lui s'est sensiblement accrue au cours des controverses avec ses adversaires en théo­logie. Ce n'est que dans la troisième édition de l'Institutio que la doctrine se trouve complètement développée et elle n'acquit sa position centrale qu'après la mort de Calvin, au cours des grandes luttes religieuses auxquelles les synodes de Dordrecht et de Westminster s'effor­cèrent de mettre un terme. Chez Calvin, ce decretum horribile ne dérive pas de l'expé­ri­ence religieuse comme chez Luther, mais des nécessités logiques de sa pensée [nicht... erlebt, sondern erdacht], c'est pourquoi sa signification avec chaque progrès s'amplifie de la cohérence logique d'une méditation religieuse orientée uniquement vers Dieu, non vers les hommes 2. Dieu n'existe pas pour l'homme, c'est l'homme qui existe pour Dieu; et toute la création - même si pour Calvin il est hors de doute que seule une petite fraction de l'humanité est appelée au salut éternel - ne prend son sens qu'en tant que moyen de cette fin qu'est la glorification de la majesté de Dieu. Appliquer les normes de la « justice » terrestre à ses décrets souverains est dépourvu de sens et insulte à sa majesté 3, car lui, et lui seul, est libre, c'est-à-dire n'est subordonné à aucune loi. Nous ne pouvons comprendre ses décrets, [931 ou même en prendre simplement connaissance, que dans la mesure où il lui plaît de nous les communiquer. Force nous est de nous en tenir à ces seuls fragments de la vérité éternelle; tout le reste - le sens de notre destin individuel - est entouré de mystères qu'il est impossible de percer et présomptueux de vouloir approfondir.
Si, d'aventure, les réprouvés s'avisaient de se plaindre d'un sort immérité, ils se comporte­raient comme des animaux qui déploreraient de ne pas être nés hommes. Car toute créature est séparée de Dieu par un abîme infranchissable et ne mérite que la mort éternelle, dans la mesure où Dieu, pour la glorification de sa majesté, n'en a pas décidé autrement. Nous savons seulement qu'une partie de l'humanité sera sauvée, l'autre damnée. Admettre que le mérite ou la culpabilité des humains ait une part quelconque dans la détermination de leur destin reviendrait à considérer que les décrets absolument libres de Dieu, et pris de toute éternité, puissent être modifiés sous l'influence humaine - pensée qu'il n'est pas possible de concevoir. Le « Père qui est aux cieux », le Père du Nouveau Testament, le Père humain et compréhensif qui se réjouit du retour du pécheur, comme le ferait une femme de la pièce d'argent retrouvée, se transforme ici en un être transcendant, par-delà tout entendement humain, qui, de toute éternité, a attribué à chacun son destin et a pourvu aux moindres détails de l'univers 1. Il en est ainsi en vertu d'arrêts insondables, irrévocables, au point que la grâce de Dieu est aussi impossible à perdre pour ceux à qui elle a été accordée, qu'impossible à gagner pour ceux à qui elle a été refusée.

Dans son inhumanité pathétique, cette doctrine devait [marquer] l'état d'esprit de toute une génération qui s'est abandonnée à sa grandiose cohérence et engendrer avant tout, chez chaque individu, le sentiment d'une solitude intérieure inouïe 2. [94] Dans l'affaire la plus importante de sa vie, le salut éternel, l'homme de la Réforme se voyait astreint à suivre seul son chemin à la rencontre d'un destin tracé pour lui de toute éternité. Rien, ni personne, ne pouvait lui venir en aide. Nul prédicateur car c'est en son propre esprit (spiritualiter) que l'élu doit comprendre la parole de Dieu. Nul sacrement car si les sacrements ont été ordonnés par Dieu pour manifester sa gloire, et doivent être de ce fait scrupuleusement observés, ils ne constituent pas pour autant un moyen d'obtenir la grâce de Dieu : ils ne sont que les externa subsidia de la foi. Nulle Église car si la sentence extra ecclesiam nulla salus signifie que celui qui se tient à l'écart de la véritable Église est exclu à jamais du nombre des élus 3, les réprouvés n'en appartiennent pas moins eux aussi à l"Église (extérieure); et appartenant à l'Église, ils sont obligés de se soumettre à sa discipline, non pas certes afin de parvenir au salut - cela est impossible - mais en tant que contraints, pour la gloire de Dieu, d'obéir à ses commandements. Nul Dieu enfin, car le Christ lui-même n'est mort que pour les élus 4; c'est pour eux seuls que, de toute éternité, Dieu avait décidé son martyre. Cette abolition absolue du salut par l'Église et les sacrements (que le luthéranisme n'avait pas développée jusqu'en ses ultimes conséquences) constituait la différence radicale, décisive, avec le catholicisme.


Ainsi, dans l'histoire des religions, trouvait son point final ce vaste processus de « désen­chantement » [Entzauberung] du monde 1 qui avait débuté avec les prophéties du judaïsme ancien [95] et qui, de concert avec la pensée scientifique grecque, rejetait tous les moyens magiques d'atteindre au salut comme autant de superstitions et de sacrilèges. Le puritain authentique allait jusqu'à rejeter tout soupçon de cérémonie religieuse au bord de la tombe; il enterrait ses proches sans chant ni musique, afin que ne risquât de transparaître aucune « superstition », aucun crédit en l'efficacité salutaire de pratiques magico-sacra­mentelles 2.
Nul moyen magique - voire nul moyen, quel qu'il soit - de procurer la grâce à qui Dieu avait décidé de la refuser. Combiné avec la dure doctrine de la transcendance absolue de Dieu [Gottferne] et de la futilité de tout ce qui est de l'ordre de la chair, cet isolement intime de l'homme constitue, d'une part, le fondement de l'attitude radicalement négative du puritanisme à l'égard de toute espèce d'élément sensuel ou émotionnel dans la culture et la religion Subjective (éléments considérés comme inutiles au salut et suscitant illusions sentimentales et Superstitions idolâtres); et par là il élimina toute possibilité d'une culture des sens [Sinnenhultur] 3. Mais, d'autre part, il constitue l'une des racines de cet individualisme pessimiste, sans illusion 4, qui se manifeste de nos jours encore dans le caractère national [96] et les institutions des peuples qui ont un passé puritain; le contraste est frappant avec la façon dont la philosophie des Lumières, plus tard, a vu l'humanité 5. A l'époque, nous retrouvons les traces de l'influence de la doctrine de la prédestination sur la conduite individuelle et la conception de la vie là même où, en tant que dogme, elle était sur le déclin : en fait, il ne s'agissait alors que de la forme la plus extrême de cette exclusive confiance en Dieu, ce qui nous intéresse ici. A titre d'exemple elle se manifeste, notamment dans la littérature puritaine anglaise, par une fréquence remarquable des mises en garde contre la foi en l'entraide, en l'amitié humaines 1. Le doux Baxter lui-même conseille de se méfier de l'ami le plus proche, et Bailey recommande en propres termes de ne se fier à personne, de ne rien confier qui soit compromettant. Un seul confident possible : Dieu 2. En opposition évidente avec le [97] luthéranisme, cette attitude envers la vie était liée dans toutes les contrées où s'épanouissait le calvinisme à l'élimination discrète de la confession privée; cependant, les scrupules de Calvin lui-même à ce sujet n'avaient trait qu'aux possibilités de mésinterpré­tation du sacrement. Événement de la plus haute importance : d'abord comme symptôme de la sorte d'action exercée par cette religion; en second lieu, en tant que stimulant psycholo­gique du développement de son attitude éthique. Un moyen de soulager périodiquement la conscience du pécheur de sa culpabilité [« abreagieren » des affektbetonten Schuldbe­wuBtseins] était ainsi éliminé 3.
Nous parlerons plus tard des conséquences éthiques que ce trait eut sur la conduite quotidienne; elles sont évidentes en ce qui concerne l'attitude générale de l'homme envers la religion. Les rapports entre le calviniste et son Dieu se déroulent dans une profonde solitude intérieure, en dépit du fait qu'appartenir à la véritable Église soit nécessaire au salut 1. Pour se rendre compte des effets spécifiques 2 de cette atmosphère très particulière, il suffit de lire le Pilgrim's Progress de Bunyan 3, de loin le livre le plus lu de toute la littérature puritaine. On y voit « Chrétien » prenant conscience de vivre dans la « ville de perdition » et entendant l'appel d'avoir à entreprendre son pèlerinage vers la cité céleste. Sa femme et ses enfants veulent le retenir, mais lui, enfonçant ses doigts dans ses oreilles, s'écrie : « Life, eternal life! » et part à travers champs. Nul raffinement ne saurait remplacer le sentiment naïf du poète-chaudronnier, qui, écrivant dans sa prison, [98] recueillit les applaudissements de tout un monde de croyants pour avoir su exprimer l'état d'âme du fidèle puritain préoccupé uniquement de son salut personnel. État d'âme qui transparaît dans les conversations pleines d'onction que le pèlerin poursuit avec ceux qui partagent ses sentiments, et dont la manière n'est pas sans faire penser aux Gerechten Kammacher de Gottfried Keller. Ce n'est que lorsqu'il sera lui-même sauvé que l'idée lui viendra qu'il serait bon d'avoir auprès de soi sa femme et ses enfants. La même peur angoissée devant la mort et l'au-delà étreint saint Alphonse de Liguori, tel que Döllinger nous le présente; elle est à mille lieues de cette fierté laïque [Diesseitigkeit] qu'un Machiavel, retraçant la gloire des citoyens de Florence en lutte contre le pape et l'interdit, exprime par ces mots : « Ils mettent plus haut l'amour de la patrie que la crainte pour le salut de leur âme »; et plus éloignée encore des sentiments qu'un Richard Wagner met dans la bouche de Siegmund avant son fatal combat: « GrüBe mir Wotan, grüBe mir Wallhall [...] Doch von Wallhall's spröden Wonnen sprich du wahrlich mir nicht. » Il est vrai que cette peur exerce sur Bunyan et Liguori des effets très différents. La même frayeur qui conduit l'un à l'extrême humiliation de soi-même est pour l'autre l'aiguillon d'une lutte sans trêve, systématique, avec la vie. D'où provient donc cette différence ?
De prime abord, cela semble être une énigme. Comment cette tendance à libérer intérieu­rement l'individu des liens étroits dans lesquels l'enserre le monde a-t-elle pu s'allier à la supériorité indubitable du calvinisme en matière d'organisation sociale 4 ? Pour étrange [99] que cela paraisse, elle est la conséquence de la forme spécifique que l'amour chrétien du prochain finit par prendre sous la pression de l'isolement intérieur où la foi calviniste plaçait l'individu. Tout d'abord, elle en découle dogmatiquement 1. Le monde existe pour servir la gloire de Dieu, et cela seulement. [100] L'élu chrétien est ici-bas pour augmenter, dans la mesure de ses moyens, la gloire de Dieu dans le monde en accomplissant les commande­ments divins, et pour cela seul. Mais Dieu veut l'efficacité sociale du chrétien, car il entend que la vie sociale soit conforme à ses commandements et qu'elle soit organisée à cette fin. L'activité sociale 2 du calviniste se déroule purement in majorem Dei gloriam. D'où il suit que l'activité professionnelle, laquelle est au service de la vie terrestre de la communauté, participe aussi de ce caractère. Nous avons déjà trouvé, chez Luther, la division du travail en professions justifiée par l'amour du prochain. Mais ce qui était resté une suggestion hypo­thétique, purement intellectuelle, est devenu chez les calvinistes un élément caractéris­tique de leur système éthique. L'amour du prochain - au service exclusif de la gloire de Dieu 1, non à celui de la créature 2 - s'exprime en [101] premier lieu dans l'accomplissement des tâches professionnelles données par la lex naturae ; il revêt ainsi l'aspect proprement objectif et impersonnel d'un service effectué dans l'intérêt de l'organisation rationnelle de l'univers social qui nous entoure. Car la merveilleuse organisation et l'arrangement appropriés aux fins de ce cosmos sont conçus pour satisfaire aux besoins de l'espèce humaine, ce qui apparaît évident à la fois pour qui se réfère aux révélations de la Bible et pour qui use de son jugement naturel. On reconnaît ainsi que le travail, au service de l'utilité sociale imperson­nelle, exalte la gloire de Dieu; qu'il est donc voulu par lui. L'élimination radicale du problè­me de la théodicée et de toute espèce de questions sur le sens de l'univers et de l'existence, sur quoi tant d'hommes avaient peiné, cette élimination allait de soi pour les puritains - comme pour les juifs, mais pour de tout autres raisons. Et, dans un certain sens, elle allait de soi en général pour toute piété chrétienne non mystique.

À cette économie de forces, le calvinisme ajoute un autre trait, qui complète le tableau. Pas de conflit entre l'individu et l'éthique (au sens de Sören Kierkegaard) pour le calvinisme, bien qu'en matière religieuse il abandonne l'individu à ses propres ressources. Nous n'avons pas à en analyser ici les raisons, ni à déterminer la signification de ce point de vue pour le rationalisme économique et politique du calvinisme. Le fondement du caractère utilitaire de l'éthique calviniste réside là; de même, de là découlent d'importantes particularités [102] quant à la façon dont on y conçoit le besogne 1. Mais il est temps de revenir à l'examen de la doctrine de la prédestination.


Pour nous, le problème décisif est le suivant : comment pareille doctrine a-t-elle pu être tolérée 2 à une époque où l'au-delà 11031 était non seulement chose plus importante, mais à bien des égards plus certaine de surcroît que tous les intérêts de la vie d'ici-bas 1 ? Une question devait se poser d'emblée à chacun des fidèles, repoussant ainsi à l'arrière-plan toute autre considération : suis-je un élu? comment m'en assurer 2 ? Pour Calvin lui-même, nul problème. Il se représentait comme un « vase d'élection » [Rüstzeug] et ne mettait point en doute son état de grâce. C'est pourquoi, à la question de savoir comment l'individu peut être assuré de son élection, Calvin n'admet au fond qu'une seule réponse : nous devons nous contenter de savoir que Dieu a décidé, et persévérer dans l'inébranlable confiance en Christ qui résulte de la vraie foi. Par principe, il rejette l'hypothèse que l'on puisse reconnaître à son comportement si autrui est élu ou s'il est réprouvé, car ce serait être assez téméraire pour prétendre pénétrer les secrets de Dieu. Dans cette vie, les élus ne se distinguent en rien, pour l'extérieur, des réprouvés 3; mieux : toutes les expériences subjectives [104] des premiers - en tant que ludibria spiritus sancti - sont également à la portée des seconds, à l'exception toutefois de la confiance persévérante et fidèle, finaliter. Les élus constituent donc l'Église invisible de Dieu.
Naturellement, il en allait tout autrement pour les épigones - déjà pour Théodore de Bèze - et à plus forte raison pour la grande masse des hommes ordinaires. La certitudo salutis, au sens de possibilité de reconnaître l'état de grâce, revêtit nécessairement [muBte] à leurs yeux une importance absolument primordiale 4. Partout où était maintenue la doctrine de la prédestination, il était impossible de refouler la question : existe-t-il des critères auxquels on puisse reconnaître à coup sûr que l'on appartient au nombre des electi_? Non seulement cette question a toujours conservé une signification centrale pour le piétisme qui s'est développé dans l'Église réformée, mais elle y a pris parfois, en un certain sens, une importance constitu­tionnelle. Nous y reviendrons lorsque nous considérerons la portée politique et sociale de la doctrine réformée de la communion et de la pratique de celle-ci. Nous verrons quel rôle a joué, durant tout le XVIIe siècle, même en dehors du piétisme, la possibilité de s'assurer de l'état de grâce de l'individu lorsqu'il s'agira, par exemple, de l'admettre à la communion, c'est-à-dire à l'acte cultuel par excellence, et comme tel, déterminant pour sa situation sociale.
Dans la mesure où se posait la question de l'état de grâce personnel, il se révélait impos­sible de s'en tenir 1 à la confiance de Calvin dans le témoignage de la foi persévérante résultant de l'action de la grâce en l'homme - confiance qui n'a jamais été formellement abandonnée 2, du moins en principe, par la doctrine orthodoxe. Surtout, 1105] dans la pratique du soin des âmes, les pasteurs ne pouvaient s'en satisfaire, car ils étaient en contact immédiat avec les tourments engendrés par cette doctrine. La pratique pastorale s'accom­moda donc des difficultés, et le fit de diverses façons 3. Dans la mesure où la prédestination ne subissait pas une nouvelle interprétation, ne se trouvait pas adoucie et, au fond, aban­donnée 4, apparurent deux types caractéristiques, liés l'un à l'autre, de conseils pasto­raux. D'une part, se considérer comme élu constituait un devoir; toute espèce de doute à ce sujet devait être repoussé en tant que tentation du démon 5, car une insuffisante confiance en soi découlait d'une foi insuffisante, c'est-à-dire d'une insuffisante efficacité de la grâce. L'exhortation de l'apôtre d'avoir à « s'affermir » dans sa vocation personnelle est interprétée ici comme le devoir de conquérir dans la lutte quotidienne la certitude subjective de sa propre élection et de sa justification. A la place des humbles pécheurs auxquels Luther promet la grâce s'ils se confient à Dieu avec une foi repentante, surgissent les « saints », conscients d'eux-mêmes 1, que nous retrouvons en ces marchands puritains à la trempe d'acier des temps héroïques du capitalisme et dont les exemplaires isolés se rencontrent encore de nos jours. D'autre part, afin d'arriver à cette confiance en soi, le travail sans relâche dans un métier 2 est expressément recommandé comme le moyen le meilleur. Cela, et cela [106] seul, dissipe le doute religieux et donne la certitude de la grâce.

Que l'activité temporelle soit capable de donner cette certitude, qu'elle puisse être, pour ainsi dire, considérée comme le moyen approprié pour réagir contre les sentiments d'angoisse religieuse, on en trouve la raison dans les particularités profondes des sentiments religieux professés dans l'Église réformée. Par contraste avec le luthéranisme, ces différences apparais­sent le plus distinctement dans la doctrine de la justification par la foi. Elles sont si finement analysées par Schneckenburger dans la remarquable série de ses conférences 3, et avec un tel souci objectif d'éviter les jugements de valeur, que, pour l'essentiel les remarques qui suivent se réfèrent tout simplement à son exposé.


L'expérience religieuse la plus haute à quoi s'efforce d'atteindre la piété luthérienne, telle qu'elle s'était développée au cours du XVIIe siècle, est l'unio mystica avec la divinité 4. Comme le suggère déjà son nom, inconnu Sous Cette forme [107] de la doctrine réformée, il s'agit du sentiment d'être absorbé en Dieu : la sensation d'un investissement réel de l'âme du croyant par le divin, qualitativement similaire à l'action de la contemplation chez les mystiques allemands, et caractérisée par l'attente passive de l'accomplissement de l'ardent désir du repos en Dieu, et aussi par son intériorité toute sentimentale.
Or, l'histoire de la philosophie nous le montre, une croyance religieuse essentiellement mystique peut fort bien être compatible avec le sens des réalités pratiques; elle peut même en être le soutien direct par suite du rejet des doctrines dialectiques. De surcroît, le mysticisme peut favoriser indirectement [108] une conduite rationnelle. Quoi qu'il en soit, il ignore par sa nature même, dans les relations qu'il entretient avec le monde, toute évaluation positive de l'activité extérieure. Enfin, le luthéranisme combinait l'unio mystica avec le sentiment profond de l'indignité due au péché originel, sentiment essentiel pour préserver la poenitentia quotidiana du fidèle luthérien, qui maintenait l'humilité et la simplicité indispensables à la rémission des péchés. En revanche, la religiosité spécifique des réformés s'opposait dès l'origine tant à la fuite quiétiste hors du monde d'un Pascal qu'au sentiment purement intérieur de la piété luthérienne. La pénétration effective de l'âme humaine par le divin était exclue en vertu de la transcendance absolue de Dieu par rapport aux créatures : finitum non est capax infiniti. Bien plus, la communauté des élus avec Dieu ne pouvait se réaliser et ne pouvait être perçue par eux que dans la mesure où Dieu agissait (operatur) à travers eux et où ils en étaient conscients. Ainsi, leur action naissait de la foi, celle-ci étant due à la grâce divine, et cette foi, en retour, était légitimée par la qualité de leur action. Nous sommes ici en présence de différences très profondes, qui portent sur les conditions décisives du salut et peuvent servir à la classification de toutes les attitudes religieuses pratiques 1. Le virtuose religieux [der religiöse Virtuose] 1 peut s'assurer de son état de grâce en se considérant soit comme le « vase d'élection », soit comme l'instrument de la puissance divine. Dans le premier cas, la vie religieuse incline vers le sentiment mystique; dans le second, elle porte à l'action ascétique. Luther est très proche du premier type, les calvinistes appartiennent au second. Certes, le réformé voulait être sauvé sola fide. Mais comme, selon les vues de Calvin, les sentiments, les émotions pures et simples, pour sublimes qu'ils paraissent, sont trompeurs 2, il faut que la foi soit attestée [bewähren] par ses résultats objectifs afin de constituer le sûr fondement de la certitudo salutis. Il lui faut être fides efficax 3, [109] de même que l'appel [Berufung] du salut doit être vocation efficace (effectual calling selon l'expression de la Savoy Declaration).
Si nous en venons à poser la question : quels sont les fruits auxquels le réformé peut reconnaître indubitablement la vraie foi? une réponse s'imposera : la vraie foi se reconnaît à un type de conduite qui permet au chrétien d'augmenter la gloire de Dieu. Quant à l'utilité de cette conduite, elle se déduit de la volonté divine révélée directement par la Bible ou indirectement par l'ordre prémédité du monde qu'elle a créé (lex naturae1. [110] On était à même de contrôler [hontrollieren] son propre état de grâce 2, spécialement en comparant l'état de son âme avec celui des élus de la Bible, par exemple celui des patriarches. Seul un élu possède réellement la fides efficax 3, seul il est capable - en vertu de sa nouvelle nais­sance (regeneratio) et de la sanctification (sanctificatio) de sa vie tout entière qui en découle - d'augmenter la gloire de Dieu par des œuvres réellement, et non pas seulement apparem­ment. bonnes. Conscient que sa conduite - du moins en son caractère fondamental et son idéal constant (propositum oboedientiae) - repose sur une force 4 qui oeuvre en lui à l'aug­men­tation de la gloire de Dieu, donc qu'une telle conduite est non seulement voulue, mais surtout agie par Dieu 5, il atteint au bien suprême auquel aspirait cette religion: la certitude de la grâce 6. Qu'il soit possible d'y parvenir était confirmé par Il Cor. XIII, 5  7. Autant les bonnes oeuvres sont absolument impropres comme moyen pour obtenir le salut - l'élu lui-même restant une créature, tout ce qu'il fait est infiniment éloigné de ce que Dieu exige -, autant elles demeurent indispensables comme signes d'élection 8. Moyen technique, non pas sans doute d'acheter le salut, mais de se délivrer de l'angoisse du salut. En ce sens, on dira, à l'occasion, qu'elles sont directement « indispensables au salut » 9, ou bien que la possessio salutis en dépend 10.
Dans la pratique, cela signifie [111] que Dieu vient en aide à qui s'aide lui-même 11; et aussi que le calviniste, comme on l'a dit parfois, « crée » lui-même son propre salut 12, Ou, Plus correctement, la certitude de celui-ci. Cela veut dire également que cette création ne saurait consister, comme dans le catholicisme, à engranger au fur et à mesure les bonnes œuvres particulières, mais qu'elle doit être l'examen [Selbstkontrolle] systématique d'une conscience qui, à chaque instant se trouve placée devant l'alternative : élu ou damné? Nous en sommes arrivés ainsi à un point de nos recherches qui est des plus importants.
Pareille forme de pensée, élaborée dans les Églises réformées et dans les sectes avec une netteté croissante 1, a été tenue par les luthériens pour un retour à la « sanctification par les œuvres » 2. Et - pour justifiée [112] que fût la protestation des accusés contre l'identification de leur position dogmatique avec la doctrine catholique - cette accusation était sans doute fondée, compte tenu des conséquences pratiques d'une telle attitude dans la vie quotidienne du chrétien réformé moyen 1.

[113] Car il n'a peut-être jamais existé de forme plus intense d'une valorisation religieuse de l'action morale que celle engendrée par le calvinisme chez ses adeptes. Mais ce qui donne de façon décisive à cette espèce de « salut par les œuvres » sa signification pratique c'est en premier lieu de reconnaître les qualités qui différenciaient la forme de conduite correspon­dante de la vie quotidienne d'un chrétien quelconque du Moyen Age. Normalement, le laïc catholique du Moyen Age 2 vivait pour ainsi dire « au jour le jour », du point de vue moral. Avant tout, il accomplissait consciencieusement ses devoirs traditionnels. Pour le reste, toutefois, ses « bonnes œuvres » ne constituaient pas forcément un ensemble cohérent; du moins n'étaient-elles pas nécessairement sériées de façon rationnelle en un système de vie. Elles demeuraient plutôt une succession d'actes isolés qu'il accomplissait au gré des circons­tances en vue de racheter des péchés particuliers, soit sous l'influence pastorale, soit, vers la fin de sa vie, pour s'acquitter d'une sorte de prime d'assurance. Naturellement, l'éthique catholique était une éthique de la « conviction ». Mais l'intentio concrète de l'acte particulier en déterminait la valeur. Et l'action particulière, bonne ou mauvaise, était portée au compte de celui qui l'accomplissait, influant sur son double destin, temporel et éternel. De façon très réaliste, l'Église reconnaissait que l'homme n'est pas une unité définie en termes absolument clairs, pouvant être évaluée avec précision, mais que sa vie morale est déterminée par des motifs antagonistes, et son comportement souvent contradictoire. Bien entendu, elle exigeait de plus, comme idéal, une transformation radicale de la vie humaine. Mais d'un autre côté elle affaiblissait cette exigence (pour la masse des fidèles) par l'un de ses moyens les plus efficaces de puissance et d'éducation : le sacrement de la pénitence, [114] dont la fonction correspond au caractère le plus profond du catholicisme.


Le « désenchantement » [Entzauberung] du monde - l'élimination de la magie en tant que technique de salut 1 - n'a pas été mené aussi loin par le catholicisme que par le puritanisme (et avant celui-ci, par le judaïsme). Le catholique 2 avait à sa disposition l'absolution de son Église pour compenser sa propre imperfection. Le prêtre était un magicien accomplissant le miracle de la transsubstantiation et il disposait du pouvoir des clés. On pouvait se tourner vers lui dans le repentir et la contrition; en administrant les sacrements il dispensait le rachat, l'espoir de la grâce, la certitude du pardon, assurant par là la décharge de cette monstrueuse tension à laquelle son destin condamnait le calviniste, sans évasion possible ni adoucisse­ment aucun. Pour celui-ci, point de ces consolations amicales et humaines. Il ne pouvait non plus espérer - comme le catholique ou même le luthérien - compenser ses heures de faiblesse et de dissipation par une bonne volonté accrue. Le Dieu du calvinisme réclamait non pas des bonnes oeuvres isolées, mais une vie tout entière de bonnes oeuvres érigées en système 3. Pas question du va-et-vient catholique, authentiquement humain, entre péché, repentir, pénitence, absolution, suivis derechef du péché. Ni de tirer d'une vie, considérée dans son ensemble, un solde qui puisse être compensé [115] par des pénitences temporelles, expié par le moyen des grâces de l'Église.
La pratique morale courante, ainsi dépouillée de son absence de plan et de système, se trouvait donc façonnée en une méthode conséquente appliquée à l'ensemble de la conduite. Ce n'est pas par hasard que le nom de « méthodistes » est resté attaché aux adeptes du dernier grand réveil de la pensée puritaine au XVIIIe siècle, de même que le terme équivalent de « précisiens » [Präzisisten] avait été appliqué à leurs devanciers spirituels du XVIIe siècle 1. Car seule une transformation radicale du sens de la vie tout entière, à chaque instant, dans chaque action 2, était à même de confirmer les effets de la grâce, soustrayant l'homme au status naturae pour le placer dans le status gratiae.
La vie du « saint » était exclusivement dirigée vers une fin transcendante : le salut. Pour cette raison précisément, elle était totalement rationalisée en ce monde, et dominée entièrement par ce but unique : accroître sur terre la gloire de Dieu. Jamais le précepte omnia in majorem Dei gloriam n'avait été entendu avec plus de rigueur 3. Seule une vie dirigée par une pensée constante pouvait réaliser le dépassement du status naturalis. Le cogito ergo sum de Descartes était repris à leur compte par les puritains de l'époque dans une nouvelle interprétation éthique 4. [116] Rationalisation qui a donné à la piété réformée ses traits spécifiquement ascétiques et qui, du même coup, fondait sa parenté spirituelle avec le catholicisme 5, et son opposition spécifique à ce dernier. Il va sans dire que le catholicisme connaissait également des problèmes analogues.
Sans aucun doute, considéré tant intérieurement qu'extérieurement, l'ascétisme chrétien contient des choses extrêmement diverses. En Occident, cependant, sous ses formes les plus élevées, il a pris un caractère tout à fait rationnel au Moyen Age et, sous plusieurs de ses aspects, dès l'Antiquité. La grande signification historique de la vie monacale en Occident, par opposition au monachisme oriental, repose sur ce fait - sinon dans tous les cas, du moins dans son type général. En son principe, elle s'était affranchie, dès la règle de Saint-Benoît, de la fuite arbitraire [planlos] du monde et de la virtuosité dans la torture de soi-même; elle s'en était libérée davantage chez les clunisiens, davantage encore chez les cisterciens, et enfin de façon absolue chez les jésuites. L'ascétisme était devenu une méthode de conduite rationnelle visant à surmonter le status naturae, à soustraire l'homme à la puissance des instincts, à le libérer de sa dépendance à l'égard du monde et de la nature, afin de le subordonner à la suprématie d'une volonté préméditée 1 et de soumettre ses action à un contrôle [Selbstkont­rolle] permanent et à un examen consciencieux de leur portée éthique. Objectivement, il entraînait ainsi le moine à devenir un ouvrier au service du royaume de Dieu, tout en assurant - subjectivement - le salut de son âme. Ce contrôle actif de soi-même, but des exercitia de saint Ignace, et en général des vertus monacales [117] les plus hautes 2, constituait d'autre part l'idéal pratique majeur du puritanisme 3. Avec quel profond mépris les comptes rendus d'interrogatoires de ses martyrs n'opposent-ils pas la jactance sans retenue des nobles prélats et des agents du pouvoir 4 à la réserve froide et tranquille de ses adeptes. On y voit déjà apparaître ce contrôle de soi qui, de nos jours encore, valorise [Schätzung] le type achevé du gentleman anglais ou anglo-américain 5. Transposons dans notre langage 6 : l'ascétisme puritain, comme toute forme d'ascétisme « rationnel », travaillait à rendre l'homme apte à affirmer, face aux « émotions » [Affekt], ses «motifs permanents », au premier chef ceux que cet ascétisme lui inculquait. Il s'efforçait de lui inculquer [erziehen] une « personnalité », au sens formel et psychologique du terme. Contrairement à bien des idées répandues à ce sujet, il s'agissait de rendre l'homme capable de mener une vie alerte et intelligente; tâche la plus urgente : anéantir l'ingénuité de la jouissance instinctive et spontanée; moyen le plus puis­sant: mettre de l'ordre [118] dans les conduites individuelles. Points décisifs qui se trouvent exprimés aussi nettement dans les règles du monachisme catholique 1 que dans les principes du comportement calviniste 2. Pour l'un comme pour l'autre, la puissance d'expansion universelle repose sur cette saisie [Erfassung] méthodique de l'individu tout entier. En ce qui concerne spécialement le calvinisme, il faut remarquer son aptitude, par rapport au luthéra­nisme, à assurer l'existence du protestantisme en tant qu'ecclesia militans.

La différence entre l'ascétisme calviniste et celui du Moyen Age n'en est pas moins évidente. La suppression des consilia evangelica transformait l'ascétisme en un ascétisme dans le monde. Non point que l'Église catholique eût restreint la vie « méthodique » aux cellules des cloîtres, pas plus en théorie qu'en pratique. Au contraire, et on l'a souvent souligné, malgré sa relative modération morale, le catholicisme enseigne qu'une vie dénuée de tout caractère éthique systématique ne peut atteindre les idéaux les plus élevés [119] qu'il a posés, et ceci vaut aussi bien pour la vie dans le monde 3. Le tiers ordre de Saint-François, par exemple, a constitué une tentative importante pour faire pénétrer l'ascétisme dans la vie quotidienne, et nous savons que ce ne fut pas la seule. Il est vrai que des oeuvres comme l'Imitation de Jésus-Christ montrent précisément, par la profonde influence qu'elles ont exercée, combien la conduite qu'elles prêchaient était tenue pour supérieure au minimum de moralité suffisant à la vie de chaque jour. Et également, à quel point la vie quotidienne n'était pas mesurée selon les normes établies par le puritanisme. De plus, certaines pratiques ecclésiastiques, surtout celle des indulgences, contrecarraient inévitablement les aspirations à un ascétisme systématique à l'intérieur du monde laïc. C'est pourquoi, à l'époque de la Réforme, l'usage des indulgences n'a pas été ressenti comme un abus mineur, mais bien comme le mal fondamental de l'Église.


Cependant, le fait important demeurait que le moine était, par excellence, le seul homme menant une vie méthodique au sens religieux du terme. Il s'ensuit que plus l'ascétisme s'emparait de l'individu, plus il l'expulsait de la vie courante, la vie spécifiquement sainte consistant dans le dépassement de la morale mondaine 1. Luther - qui ne se faisait pas l'agent d'exécution d'une quelconque « loi de l'évolution », mais qui partait d'expériences strictement personnelles, incertain d'ailleurs au début de leurs conséquences pratiques, poussé plus tard par les circonstances politiques - Luther avait d'abord écarté l'ascétisme, ce en quoi le calvinisme l'avait simplement suivi 2. Lorsqu'un Sébastien Franck découvrait que la Réforme signifiait que, désormais, tout chrétien était tenu d'être un moine sa vie durant, il touchait là, en fait, au cœur même de ce type de religiosité. Une digue était bâtie qui s'opposait à la fuite de l'ascétisme hors de la vie laïque quotidienne, [120] et les natures passionnément spirituelles et austères qui jusqu'alors avaient fourni les meilleurs représen­tants du monachisme, étaient forcées de poursuivre désormais leurs idéaux ascétiques à l'intérieur de leur vie professionnelle.
Il appartenait au calvinisme d'ajouter ici quelque chose de positif : l'idée que l'épreuve [Bewährung] de la foi dans la vie professionnelle profane est nécessaire 3, donnant ainsi à nombre de personnes portées vers la religion une motivation positive pour l'ascétisme. En fondant son éthique sur la doctrine de la prédestination, il substituait à une aristocratie spirituelle de moines se tenant au-dessus de ce monde, l'aristocratie spirituelle - en ce monde - des saints prédestinés par Dieu de toute éternité 4. Nouvelle aristocratie qui, par son character indelebilis, était séparée du reste de l'humanité, réprouvé de toute éternité, par un abîme bien plus profond et plus terrifiant par son invisibilité même 5 que celui qui, au Moyen Age, séparait le moine du reste du monde. Tous les sentiments sociaux s'en trouvaient pénétrés avec une brutale rigueur. Pour les élus - saints par définition - la conscience de la grâce divine, loin d'impliquer à l'égard des péchés d'autrui une attitude secourable et indulgente fondée sur la connaissance de leur propre faiblesse, s'accordait avec une attitude de haine et de mépris pour celui qu'ils considéraient comme un ennemi de Dieu, marqué du sceau de sa damnation éternelle 1. Ce sentiment pouvait devenir si [121] intense qu'il aboutissait parfois à la création de sectes. Tel fut le cas, par exemple, des mouvements « indépendants » du XVIIe siècle. Alors prévalut la conviction que c'était insulter Dieu que d'admettre un non-régénéré dans le troupeau, de le laisser participer aux sacrements, voire de lui laisser - en tant que pasteur - administrer la communauté 2, ce qui va à l'encontre de l'authentique doctrine calviniste selon laquelle la gloire de Dieu exige de l'Église qu'elle courbe les réprouvés sous la loi. En bref, la conception donatiste de l'Église apparut comme une conséquence de la doctrine de la prédestination (cas des calvinistes baptistes). La revendication d'une Église « pure », d'une communauté réservée à ceux qui se trouvent en état de grâce, n'était pas toujours poussée jusqu'à sa conséquence logique, la formation de sectes. Néanmoins, diverses modifications de la constitution de l'Église découlèrent de la tentative de séparer les chrétiens régénérés des non-régénérés, les chrétiens admis aux sacrements de ceux qui n'étaient pas mûrs, et aussi de la tentative de réserver aux premiers le gouvernement de l'Église, à tout le moins une position privilégiée, et de n'admettre que des prédicateurs régénérés 3.
Cet ascétisme trouvait dans la Bible la norme solide [122] dont il avait le plus évident besoin. Il est important de noter que cette « bibliocratie » bien connue du calvinisme tenait les préceptes moraux de l'Ancien Testament dans la même estime que ceux du Nouveau, car ils ne sont pas moins authentiquement révélés. Sous la réserve toutefois qu'ils ne s'appliquent pas uniquement à la condition historique des Hébreux ou n'aient pas été expressément abrogés par le Christ. La Loi, pour les croyants, était une norme idéale, impossible à atteindre totalement mais valable 4, tandis qu'à l'inverse Luther, à l'origine, avait célébré la liberté de l'asservissement à la loi [Gesetzesknechtschaft] comme un privilège divin 1. Dans toute l'attitude des fidèles envers l'existence, on sent l'influence de la sagesse hébraïque et de son intimité dépourvue d'émotion avec Dieu, telle qu'elle se manifeste dans les livres les plus pratiqués par les puritains : les Proverbes et nombre de psaumes. En particulier, le caractère rationnel, la suppression du côté mystique et, plus généralement, du côté émotionnel de la religion, ont été attribués avec raison par Sanford à l'influence de l'Ancien Testament 2. Quoi qu'il en soit, ce rationalisme vieux-testamentaire était, comme tel, essentiellement traditiona­liste et petit-bourgeois. Il n'était pas allié seulement à la passion puissante des prophètes et de bien des psaumes, mais encore à des éléments 3 qui, au Moyen Age déjà, avaient servi de support au développement de sentiments spécifiquement religieux. Ce fut donc, en dernière analyse, le caractère propre, fondamentalement ascétique du calvinisme lui-même, qui l'amena à choisir et à assimiler les éléments de la piété de l'Ancien Testament qui lui convenaient le mieux.

[123] Cette systématisation de la conduite éthique, commune à l'ascétisme du protestan­tisme calviniste et aux formes rationnelles de la vie monastique catholique, s'exprime d'une manière tout extérieure dans le contrôle [kontrollieren] ininterrompu que le puritain « consciencieux » [präzise] exerce sur son état de grâce 4. Certes, l'usage de tenir des journaux religieux dans lesquels péchés, tentations, progrès sur le chemin de la grâce sont enregistrés à la suite, ou inscrits sous forme de tableaux, était commun aux cercles réformés les plus fervents 5 et - surtout sous l'influence des jésuites -à la dévotion catholique moderne (en France spécialement). Mais, tandis que dans le catholicisme cet usage visait à assurer une confession complète et à ménager au directeur de conscience une pleine autorité sur le chrétien ou (surtout) sur la chrétienne, le réformé l'utilisait pour se « tâter le pouls ». Il est mentionné par tous les théologiens et moralistes, et, là aussi, Benjamin Franklin en offre un exemple classique avec la comptabilité de ses progrès dans les différentes vertus qu'il tient à l'aide de tableaux statistiques 6. D'autre part, l'image médiévale (voire antique) de la comptabilité divine s'aggrave chez Bunyan d'un mauvais goût caractérisé lorsque celui-ci compare la relation du pécheur à Dieu avec celle d'un client à un boutiquier : celui qui s'est endetté pourra bien, de ses propres mérites, payer les intérêts accumulés, mais il ne parviendra jamais à s'acquitter du principal 1.


De même qu'il contrôlait sa propre conduite, le puritain des générations postérieures contrôlait le comportement de Dieu dont il voyait le doigt dans chaque détail de sa vie. Contrairement à l'authentique doctrine de Calvin, il savait toujours pourquoi Dieu prenait telle ou telle disposition. Ainsi la sanctification de la vie [124] en arrivait-elle à prendre le caractère d'une exploitation commerciale 2. La conséquence de cette méthode à laquelle Calvin, par opposition à Luther, contraignait les fidèles, fut une christianisation de l'existence tout entière. Pour bien comprendre l'action du calvinisme, il ne faut pas perdre de vue com­bien décisive fut cette méthode par son influence sur la vie pratique. D'un côté, nous constatons que, précisément, seul cet élément était en mesure d'exercer pareille influence; d'un autre côté, diverses confessions pouvaient agir dans la même direction, pourvu que leurs motivations éthiques fussent semblables sur ce point décisif : la doctrine de l'épreuve [Bewährung].
Jusqu'à présent nous n'avons considéré que le calvinisme. Ce faisant, nous avons supposé que la doctrine de la prédestination constituait l'arrière-plan dogmatique de la morale puri­taine, au sens d'une conduite éthique méthodiquement rationalisée. C'est qu'en fait l'influen­ce de ce dogme a largement dépassé le cercle de ces groupes religieux qui, à tous égards, s'en sont tenus strictement aux principes calvinistes, à savoir, les presbytériens. Non seulement cette influence était contenue dans l'Independent Savoy Declaration de 1658, ainsi que dans la Baptist Confession of Hanserd Knollys de 1689, mais elle trouvait également place à l'intérieur du méthodisme. Bien que John Wesley, le grand organisateur de ce mouve­ment, ait cru à l'universalité de la grâce, l'un des principaux agitateurs de la première généra­tion méthodiste et son penseur le plus conséquent, Whitefield, adhérait à cette doctrine, de même que le cercle des fidèles du « particularisme de la grâce » rassemblés autour de lady Huntingdon, qui, un temps, joua un rôle considérable. Doctrine magnifiquement cohérente qui, à cette époque fatidique 1125] du XVIIe siècle, soutint chez les défenseurs militants de la « vie sainte » la croyance qu'ils étaient l'instrument de Dieu, l'agent d'exécution de la Providence 3. C'est elle encore qui empêcha un effondrement prématuré dans une recherche purement utilitaire de sanctification par les œuvres en ce bas monde, recherche qui n'aurait jamais pu motiver des sacrifices aussi inouïs pour des fins irrationnelles et idéales.
Cette combinaison de la croyance à des normes d'une valeur absolue, avec le détermi­nisme le plus entier et la transcendance complète du divin [übersinnlich], constituait à sa manière une création géniale. Elle était en même temps, dans son principe, extraordinaire­ment plus « moderne » que la doctrine moins sévère, parlant davantage aux sentiments, qui soumettait Dieu à la loi morale. Mais surtout, cette idée d'épreuve [Bewährung] réapparaîtra cons­tam­ment. Sa signification pratique en tant que base psychologique de la moralité métho­dique imposait de l'étudier à l' « état pur » dans la doctrine de la prédestination. Il fallait donc partir de sa forme la plus conséquente, car, en tant que schéma de la jonction entre la foi et la conduite, nous retrouverons constamment cette idée dans toutes les sectes que nous aurons à examiner. À l'intérieur du protestantisme, l'empreinte qu'elle allait laisser sur la conduite ascéti­que des premiers fidèles a constitué l'antithèse de principe la plus profonde avec l'im­puis­sance [Ohnmacht] morale (relative) du luthéranisme. La gratia amissibilis, qui pouvait toujours être regagnée par le repentir et la contrition, ne contenait manifestement en soi aucune incitation vers ce qui est à nos yeux le plus important produit du protestantisme ascétique : le façonnement systématique et rationnel de la vie morale tout entière 1.

[126] La foi luthérienne laisse par conséquent intacte la vitalité spontanée de l'action impulsive et du sentiment naïf. [127] Le stimulant du contrôle constant de soi-même, la régulation méthodique de la vie personnelle qu'implique la sombre doctrine calviniste, lui faisait totalement défaut. Un génie religieux comme Luther pouvait vivre sans contrainte [unbefangen] dans cette atmosphère d'ouverture au monde et de liberté aussi longtemps que la puissance de son élan le lui permettait, sans courir le danger de retomber dans le status naturalis. Et cette forme de piété sensible, simple et particulièrement émotionnelle qui fait l'ornement de nombreux luthériens parmi les plus grands, de même que leur moralité libre et spontanée, trouve rarement son parallèle dans le puritanisme authentique, mais plutôt dans l'anglicanisme complaisant d'hommes comme Hooker, Chillingsworth, etc. Mais pour le luthérien de tous les jours, même zélé, il est certain qu'il n'était élevé au-dessus du status naturae que temporairement - aussi longtemps que durait l'influence d'une confession ou d'un sermon.


Pour les contemporains, il existait une différence frappante, sous le rapport du comporte­ment éthique, entre les cours réformées et celles des princes luthériens si souvent plongées dans l'ivrognerie et les mœurs grossières 1. On sait, d'autre part, combien le clergé luthérien était désemparé, avec son affirmation de la foi seule, en face du mouvement ascéti­que qu'est le baptisme. Les qualités typiques que l'on attribue aux Allemands : «bonhomie» [Gemüt­lichkeit], « naturel », contrastent vivement - de nos jours encore et jusque dans la physio­no­mie des individus -avec cette destruction radicale de la spontanéité du status naturalis qui est propre à l'atmosphère anglo-américaine. L'Allemand est déconcerté par ce qu'il juge être étroitesse d'esprit, absence de liberté, contrainte intérieure. Cette opposition des conduites provient essentiellement du fait que, dans le luthéranisme, l'ascétisme imprègne la vie à un degré bien moindre [128] que dans le calvinisme. Ainsi s'exprime l'antipathie de l'homme spontané, appréciant les joies de ce monde, à l'égard de l'ascétisme. Du fait de sa doctrine particulière de la grâce, il manquait précisément au luthéranisme la motivation psycholo­gique qui est indispensable à une systématisation de la conduite et qui contraint à une rationalisation méthodique de l'existence.
Cette motivation, la condition du caractère ascétique de la religion, pouvait sans nul doute être engendrée par divers motifs religieux, ainsi que nous le verrons bientôt. La doctrine calviniste ne fut que l'une de ces possibilités. Nous avons néanmoins acquis la conviction que, dans son genre, elle fit preuve non seulement d'une cohérence singulière, mais aussi d'une remarquable efficacité psychologique 1. Par comparaison, les mouvements ascétiques non calvinistes nous sont apparus, considérés du point de vue purement religieux de leur motivation, comme un affaiblissement de la cohérence intérieure du calvinisme.
Au cours même du développement historique réel, les choses se sont présentées ainsi dans l'ensemble : la forme calviniste de l'ascétisme a été soit imitée par les autres mouve­ments de même nature, soit utilisée par ceux-ci comme source d'inspiration ou comme point de comparaison dans le développement de leurs propres principes qui dépassaient le calvinisme ou en divergeaient. Là où, en dépit de bases doctrinales différentes, sont apparues cependant des conséquences ascétiques analogues, ce fut en général le résultat de l'organisa­tion de l'Église. Nous aurons à en parler sous d'autres rapports 2.


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