L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme


[D. Les sectes baptistes.]



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[D. Les sectes baptistes.]


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Le piétisme de l'Europe continentale et le méthodisme des peuples anglo-saxons, consi­dérés dans le contenu de leurs doctrines aussi bien que dans leur évolution historique, sont des phénomènes secondaires 1. En revanche, le second facteur indépendant de l'ascétisme protestant, calvinisme mis à part, est constitué par le mouvement baptiste [Täufertum] et les sectes 2 qui, au cours des XVIe et XVIIe siècles, en sont directement issues ou bien ont adopté les formes de sa pensée religieuse : baptistes [151], mennonites et surtout quakers 3.


Avec eux, nous entrons en contact avec des groupes religieux dont l'éthique [152] repose sur des fondements différents dans leur principe de ceux de la doctrine calviniste. L'esquisse suivante, qui met en relief ce qui seul importe pour nous, ne pourra donner une idée exacte de la diversité des formes du mouvement. Une fois encore, nous mettons l'accent sur son développement dans les pays où le capitalisme est d'installation ancienne.
Nous avons déjà rencontré des amorces de la Believers' Church, pensée dominante de toutes ces communautés, et dont sans doute la portée pour l'évolution de la civilisation ne peut être tout à fait évidente que dans un autre contexte. La communauté religieuse, l'« Église visible », pour employer le langage des Églises de la Réforme 1, n'était plus considérée comme un fidéicommis en vue de fins supraterrestres, comme une institution incluant nécessairement le juste et l'injuste - que ce fût pour augmenter la gloire de Dieu (calvinisme) ou pour procurer aux hommes le moyen de leur salut (catholicisme et luthéranisme) - mais comme une communauté de [153] croyants personnels et de régénérés, à l'exclusion de tout autre.
En d'autres termes, non comme une « Église » mais comme une « secte » 2. Voilà le principe, purement extérieur en soi, que devait symboliser 3 le fait que seuls étaient admis au baptême les adultes ayant personnellement acquis et reconnu leur propre foi. Pour les baptistes, ainsi qu'ils l'ont répété avec opiniâtreté au cours de toutes les controverses religieuses, la « justification » par le moyen d'une telle foi était radicalement différente de la notion d'attribution « forensique » du mérite du Christ, qui dominait le dogme orthodoxe du protestantisme ancien 4.
L'attitude baptiste consistait plutôt en une prise de possession spirituelle du salut. Ce qui se produisait par la révélation individuelle, l'opération de l'Esprit divin dans l'individu, et seulement [154] ainsi. La révélation était offerte à chacun et il suffisait d'attendre, d'espérer en l'Esprit, de ne point résister à sa venue par un attachement coupable au monde. Par conséquent, la signification de la foi, au sens de connaissance de la doctrine de l'Église, mais également au sens de saisie de la grâce divine par le repentir, s'effaçait pour céder la place - non sans de profondes modifications - à une renaissance des doctrines pneumatiques du christianisme primitif. Un exemple : la secte que Menno Simonsz, le premier, a dotée d'une doctrine plus ou moins cohérente dans son Fondamentboek (1539), se donnait, au même titre que les autres sectes baptistes, pour la véritable et irréprochable Église du Christ, entièrement formée de ceux que Dieu avait éveillés et appelés personnellement, telle la communauté des apôtres. Seuls ceux qui sont nés une seconde fois sont les frères du Christ : comme lui, ils ont été créés en esprit directement par Dieu 1. D'où, pour les premières communautés baptistes, une vie rigoureusement hors du « monde » - c'est-à-dire excluant avec celui-ci tout rapport qui ne serait pas strictement nécessaire - alliée à une stricte bibliocratie conduisant à prendre pour modèle la vie des premières générations chrétiennes. Aussi longtemps que le vieil esprit resta vivant, la règle de fuir le monde ne disparut jamais complètement 2.
De tous ces thèmes dominants de leurs débuts, les sectes baptistes ont toujours conservé ce principe que nous avons rencontré, fondé de façon quelque peu différente, dans le calvinisme, et dont l'importance décisive ne cessera de se manifester : le refus absolu de toute « idolâtrie de la créature », considérée comme une atteinte à la vénération due à Dieu seul 3. Chez les baptistes de Suisse et de l'Allemagne du Sud, la [155] règle biblique était conçue par la première génération de façon non moins radicale que par le jeune saint François. Pour eux il s'agissait d'une rupture abrupte avec tous les plaisirs de la vie, d'une vie selon le strict modèle des apôtres. A la vérité, l'existence de nombre d'entre les premiers baptistes n'est pas sans rappeler celle de saint Gilles. Cependant cette très stricte observance des préceptes bibliques 4 n'avait pas une base des plus solides, étant donne le caractère pneumatique de la foi. Ce que Dieu avait révélé aux apôtres ne représentait pas la totalité de ce qu'il était à même de révéler. Au contraire, la permanence de la Parole, non sous la forme d'un document écrit, mais en tant que force de l'Esprit-Saint agissant dans la vie quotidienne du croyant, s'adressant à tout individu qui consent à l'écouter, était, selon le témoignage des communautés chrétiennes primitives, l'unique signe distinctif de l'Église authentique. Thèse que Schwenckfeld avait déjà soutenue contre Luther, et que, plus tard, Fox soutiendra contre les presbytériens. C'est à partir de cette idée de la révélation permanente que s'est développée la doctrine bien connue, à laquelle les quakers ont ensuite donné sa cohérence, de l'importance (en dernière analyse décisive) du témoignage intérieur de l'esprit dans la raison et la conscience. Ainsi fut écartée, non pas l'autorité de la Bible, mais plutôt sa souveraineté sans partage [Alleinherrschaft], et amorcée une évolution qui finit par éliminer tout ce qui restait de la doctrine du salut dans l'Église, et, chez les quakers, jusqu'au baptême et à la communion 1.
Les sectes baptistes [156], avec les prédestinatiens et surtout les calvinistes de stricte observance, ont effectué la dévaluation [Entwertung] la plus radicale de tous les sacrements en tant que moyens du salut; ce faisant, ils ont poursuivi le « désenchantement » [Entzauberung] religieux du monde jusqu'à ses conséquences extrêmes. Seule la « lumière intérieure » de la révélation permanente permettait à l'individu une compréhension vraie des révélations divines à travers la Bible 2. D'autre part, du moins selon la doctrine des quakers, lesquels ici tiraient les conclusions logiques des principes, les effets de cette révélation permanente pouvaient s'étendre à des individus n'ayant jamais connu la révélation sous sa forme biblique. La sentence extra ecclesiam nulla salus n'avait de valeur qu'appliquée à l'Église invisible de ceux que l'Esprit avait illuminés. Sans cette lumière intérieure, l'homme naturel, fût-il guidé par la raison naturelle 3, restait simple créature [157] dont l'impiété [Gottferne] était condamnée par les baptistes, quakers inclus, avec peut-être plus de rigueur encore, pour ainsi dire, que par les calvinistes. D'un autre côté, attendue à coeur ouvert, cette seconde naissance sous le signe de l'Esprit, parce qu'elle est voulue par Dieu, peut conduire à une victoire si complète sur les forces du mal 1, que toute rechute dans le péché ou même la perte de l'état de grâce en devient pratiquement impossible. Cependant, comme plus tard dans le méthodisme, atteindre à cet état n'était pas la règle; c'était plutôt le degré de perfection de l'individu qui était comme soumis à une évolution.

Chaque communauté baptiste se voulait une Église « pure », c'est-à-dire qu'elle exigeait de ses membres une conduite irréprochable. Un rejet sincère du monde et de ses intérêts, une soumission inconditionnelle à l'autorité de Dieu parlant à la conscience, tels étaient les seuls signes incontestables d'une vraie régénération, et, par suite, le type de conduite correspondant devenait indispensable au salut. Don de la grâce divine, cette régénération ne pouvait être acquise; seul un individu vivant selon sa conscience pouvait se considérer comme régénéré. En ce sens, les « bonnes oeuvres » étaient causa sine qua non. On le voit, ce dernier raisonnement de Barclay, auquel nous nous sommes tenu, équivalait encore pratiquement à la doctrine calviniste, et il s'est certainement développé sous l'influence de l'ascétisme calviniste qui environnait les sectes baptistes en Angleterre et dans les Pays-Bas. À ses débuts, George Fox a consacré toute son activité missionnaire a en prêcher l'adoption sérieuse et sincère.


[158] La prédestination ayant été rejetée, le caractère spécifiquement méthodique de la moralité baptiste reposait avant tout (psychologiquement s'entend) sur l'idée « d'attente et d'espoir » [Harren], en les effets de l'Esprit. De nos jours encore, c'est ce qui caractérise les meetings des quakers, si finement analysés par Barclay. Pareille attente silencieuse a pour but de surmonter tout ce qu'il y a d'impulsif et d'irrationnel, de passions et d'intérêts subjectifs dans l'« homme naturel ». Il faut que l'individu se taise afin que s'établisse ce profond silence de l'âme dans lequel, seul, on peut entendre la parole de Dieu. De toute évidence cette « attente » [Harren] pouvait aboutir à des états hystériques, à des prophéties, et, aussi longtemps que les espérances eschatologiques ont survécu, provoquer dans certaines circonstances une explosion d'enthousiasme chiliastique, comme cela risque de se produire dans toute piété de ce genre. C'est, de fait, ce qui arriva au mouvement [anabaptiste] qui fut anéanti à Münster.
Cependant, le baptisme pénétrant de plus en plus la vie professionnelle quotidienne, l'idée que Dieu ne parle que lorsque se tait la créature signifiait que l'individu était éduqué à peser sereinement ses actes et à les régler après un soigneux examen de conscience 1. Les commu­nautés baptistes plus récentes, celles des quakers en particulier, ont fait leur cette conduite tranquille, modérée, éminemment scrupuleuse. Le monde d'icibas ayant été radicalement désenchanté [Entzauberung], il ne restait d'autre issue psychologique que la pratique de l'ascétisme à l'intérieur de ce même monde. Pour des communautés qui ne voulaient avoir affaire en rien aux pouvoirs politiques ni à leurs actes, il en résultait logiquement une imprégnation de la vie professionnelle par ces vertus ascétiques. Les chefs du mouvement baptiste à ses débuts avaient fait montre d'une brutalité radicale dans leur entreprise de détachement du monde. Pourtant, il est évident que dès la première génération baptiste, où l'on comptait déjà des bourgeois aisés, une conduite [inspirée] de celle des apôtres n'était pas indispensable pour faire la preuve de sa régénération. [159] La stricte moralité des baptistes s'était pratiquement engagée dans la voie préparée par l'éthique calviniste 2 et cela même avant Menno - qui, en définitive, se tint toujours sur le terrain des vertus professionnelles mondaines et de la propriété privée. Une évolution vers l'ascétisme monastique, hors du monde, se trouvait bannie depuis Luther - que les baptistes suivaient donc sur ce point - comme non biblique et suspecte de viser au salut par les oeuvres.

Néanmoins - abstraction faite des communautés à demicommunistes de la première période - une secte baptiste, les tunker (dompelaers, dunckards), a jusqu'à nos jours maintenu sa condamnation de l'éducation et de toute possession qui n'est pas absolument nécessaire à la vie. Et Barclay lui-même considère l'obligation d'être fidèle à sa profession non à la façon calviniste, voire luthérienne, mais dans un esprit plutôt thomiste, en tant que naturali ratione, conséquence inévitable de l'engagement du croyant dans le monde 3.


Comme dans certaines déclarations de Spener et des piétistes allemands cette conception comporte en fait un affaiblissement de la conception calviniste du métier. D'un autre côté, l'intérêt pour les occupations économiques avait sérieusement augmenté dans les sectes baptistes sous divers facteurs. En premier lieu, le refus d'accepter des charges publiques, refus consécutif au devoir religieux de répudier les choses de ce monde. [16o] Mais même après avoir été abandonné, ce principe conserva des effets pratiques - du moins chez les mennonites et les quakers - car le refus de porter les armes ou de prêter serment disqualifiait pour toutes les charges publiques. De plus, les sectes baptistes nourrissaient une hostilité insurmontable à l'égard de tout style de vie aristocratique. Comme pour les calvinistes, c'était chez certaines une conséquence de la prohibition de l'idolâtrie de la créature et, chez d'autres, une conséquence des principes apolitiques ou antipolitiques dont nous venons de parler. La méthode froide et consciente de la conduite baptiste en était donc réduite à peser de tout son poids vers le choix de métiers non politiques.
En même temps, l'énorme importance que la doctrine baptiste du salut attribuait au contrôle de la conscience comme révélation de Dieu à l'individu imprimait à leur comporte­ment professionnel un caractère décisif pour le développement de certains aspects touchant à l'esprit du capitalisme. Réservons nos considérations pour plus tard, lorsque nous étudierons ce problème de plus près, dans la mesure toutefois où cela est possible sans avoir à discuter l'ensemble de l'éthique politique et sociale de l'ascétisme protestant. Pour anticiper sur ce point, nous verrons que la forme spécifique que cet ascétisme séculier prenait chez les baptistes, surtout chez les quakers 1, s'exprimait - déjà selon un jugement courant au XVIIe siècle - dans la confirmation pratique de ce grand-principe de l'« éthique » capitaliste, habi­tuel­lement formulé ainsi : honesty is the best policy 2. Principe qui a trouvé son expres­sion classique dans la brochure de Franklin précédemment citée. Nous pouvons d'ores et déjà présumer qu'en revanche l'influence du calvinisme s'exerçait davantage dans la direction de la libération de l'énergie en vue de l'acquisition privée. Car, en dépit du légalisme formel de la situation personnelle de l'élu, la sentence de Goethe aurait souvent pu s'appliquer, [161] en fait, assez justement aux calvinistes : « Celui qui agit est toujours sans scrupule, celui qui contemple seul a une conscience » 1.

Un élément supplémentaire, élément important et qui a favorisé l'intensité de l'ascétisme séculier des sectes baptistes, ne pourra être discuté dans toute sa signification que dans un autre contexte. Anticipons néanmoins par quelques remarques afin de justifier l'ordre de présentation que nous avons choisi. C'est délibérément que nous n'avons pas pris pour point de départ les institutions sociales objectives des anciennes Églises protestantes et leur influence éthique, la discipline, en particulier, si grande en soit l'importance. Nous avons préféré partir des effets de l'adoption subjective d'une religiosité ascétique sur la conduite des individus, non seulement parce que cet aspect du problème a été jusqu'ici, et de loin, le moins étudié, mais aussi parce que la discipline de l'Église n'agissait pas toujours dans le même sens. Au contraire, la surveillance toute policière de la vie des personnes touchait, dans les Églises calvinistes établies, à l'inquisition. Ce faisant, elle risquait de contrarier cette libération des forces de l'individu déterminée par la poursuite ascétique et méthodique du salut, comme cela se produisit effectivement en certains cas.


La réglementation mercantiliste de l'État pouvait assurer le développement des industries, mais non celui de l'esprit du capitalisme, ou du moins elle ne le pouvait pas seule. Là où elle avait pris un caractère autoritaire et policier, elle l'a plutôt paralysé. Un effet identique a pu résulter d'une réglementation ecclésiastique de l'ascétisme, lorsque celle-ci devenait excessi­vement policière. Certes, elle contraignait à un certain [162] comportement extérieur, mais ce n'était pas sans affaiblir, à l'occasion, les mobiles subjectifs de conduite méthodique. Toute discussion sur ce point 2 doit faire entrer en ligne de compte la grande différence entre les effets de la police morale autoritaire des Églises établies et ceux de la police morale des sectes, laquelle reposait sur la soumission volontaire. Que le mouvement baptiste ait systématiquement fondé des « sectes » plutôt que des « Églises », ne fut certainement pas moins favorable à l'intensité de l'ascétisme que ce ne le fut - à des degrés divers - pour les communautés calvinistes, méthodistes et piétistes, une pression de fait [faktisch] conduisant à la formation de groupements volontaires 3.
L'esquisse précédente a tenté de montrer les bases religieuses de l'idée puritaine de profession; désormais il nous faut en rechercher les manifestations dans la vie économique. En dépit de toutes les divergences de détail et de la diversité d'accent que ces mouvements ascétiques font ressortir à travers des aspects à notre sens décisifs, ces différents aspects y sont tous présents et agissants 1. Pour récapituler notre propos, celui-ci est centré sur la conception de l'« état de grâce » commune à toutes ces sectes, état (status) considéré comme séparant l'homme à la fois de la dégradation de la créature et du « monde » 2. Bien que les moyens de l'atteindre différassent pour chaque doctrine, cet état de grâce ne pouvait être garanti par nul sacrement magique, ni par le soulagement [procuré] par la confession ni par de bonnes œuvres. Mais seulement par la preuve [Bewährung] d'un style de conduite spécifique, [163] différant sans équivoque de la façon de vivre de l'« homme naturel ».
L'individu était donc motivé à contrôler méthodiquement son propre état de grâce dans sa propre conduite, et ainsi à imprégner celle-ci d'ascétisme. Nous l'avons vu, une telle conduite ascétique signifiait une mise en forme rationnelle de l'existence tout entière, rapportée à la volonté de Dieu. Et cet ascétisme n'était plus un opus supererogationis, mais ce qui était exigé de quiconque voulait être sûr de son propre salut. La vie du saint, dans la mesure où on la distingue de la vie « naturelle », ne s'écoulait plus dans des communautés monastiques hors du monde - et c'est là le point important -, mais à l'intérieur de celui-ci et de ses institu­tions. Cette rationalisation de la conduite en ce monde, en considération de l'au-delà fut la conséquence de la conception que le protestantisme ascétique se faisait du métier comme vocation.
Certes, on avait déjà vu l'ascétisme chrétien, après avoir fui le monde dans la solitude, gouverner ce monde auquel il avait renoncé, à partir du monastère et par l'Église. Mais, en règle générale, il avait laissé à la vie quotidienne dans le siècle son caractère naturel et spontané. Après avoir claqué derrière lui la porte du monastère, voilà qu'il se répandait maintenant sur la place du marché et entreprenait d'imprégner de sa méthode la routine de l'existence, d'en faire une vie rationnelle en ce monde, mais nullement de ce monde ou pour ce monde. Avec quel résultat, c'est ce que nous essayerons de montrer dans l'exposé qui va suivre.

2. Ascétisme


et esprit capitaliste.

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[163] Afin de pénétrer les liens existant entre les idées religieuses fondamentales du protestantisme ascétique et les maximes à l'usage de la vie économique quotidienne, il est nécessaire de se reporter aux écrits théologiques issus de la pratique pastorale. A une époque où l'au-delà était tout, où la position sociale du chrétien dépendait de son admission à la communion par le truchement de son ministère, de la discipline de l'Église et de la prédica­tion, le pasteur exerçait une influence dont nous autres modernes [164] ne pouvons nous faire la moindre idée : un simple coup d'œil sur les recueils de consilia, de casus conscientiae, etc., suffit à nous en convaincre. Les forces religieuses qui s'expriment dans cette pratique sont des éléments constitutifs [Bildner] de la « mentalité nationale » [Volkscharakter].


Dans ce chapitre, nous traiterons du protestantisme ascétique comme d'un ensemble, ce qui ne sera pas le cas dans les développements ultérieurs. Le puritanisme anglais, dérivé du calvinisme, nous offrant le fondement le plus conséquent du concept de Beruf, c'est un de ses représentants autorisés que, conformément à notre principe, nous placerons au centre de la discussion. Les œuvres de Richard Baxter se distinguent de celles de nombre d'auteurs ayant traité de l'éthique puritaine par leur caractère éminemment pratique et irénique, autant que par la considération universelle dont elles jouissent : elles ont connu de multiples éditions et traductions. Presbytérien, apologiste du Synode de Westminster, mais aussi - comme tant de bons esprits de son temps - se détachant graduellement de la pure doctrine calviniste; dans son for intérieur, adversaire de l'usurpation consommée par Cromwell comme de toute espèce de révolution; hostile aux sectes et au zèle fanatique des « saints »; objectif cependant à l'endroit de ses adversaires, très large d'esprit pour leurs particularités extérieures - Baxter consacrait l'essentiel de son action à encourager, sur le plan pratique, la vie morale dans l'Église. Parmi les pasteurs dont l'histoire a conservé le nom, il fut l'un de ceux qui connurent le succès le plus grand 1. Il mit tour à tour ses services à la disposition du gouvernement parlementaire, de Cromwell, puis de la Restauration, sous laquelle il abandonna sa charge, avant la « Saint-Barthélemy ». Son Christian Directory, constamment adapté à l'expérience pratique de son propre pastorat, constitue le résumé le plus complet de la théologie morale puritaine. Nous le comparerons avec les Theologische Bedenken de Spener pour le piétisme allemand [165], avec l'Apology de Barclay pour les quakers et autres représentants de l'éthique ascétique 1. Toutefois, faute de place, nous nous limiterons 2
Si nous parcourons son Saints' Everlasting Rest, son Christian Directory, ou encore des oeuvres similaires d'autres écrivains 3, nous sommes frappés dès l'abord par les éléments ébionites du Nouveau Testament 4 que mettent en relief des jugements sur la richesse 5 et la façon de l'acquérir. En tant que telle, la richesse constitue un danger grave; ses [166] tentations sont incessantes; la rechercher 1 est insensé, si l'on considère l'importance suprême du royaume de Dieu, mais avant tout elle est moralement douteuse. Bien plus catégorique que chez Calvin - lequel ne voyait dans la richesse aucun obstacle à l'efficacité du clergé, mais plutôt un accroissement désirable de son prestige, et permettait à ses membres de placer fructueusement leur fortune, à condition d'éviter le scandale - l'ascétisme paraît ici dirigé contre toute espèce d'aspiration à l'acquisition des biens temporels. Des écrits puritains on peut tirer d'innombrables exemples de la malédiction qui pèse sur la poursuite de l'argent et des biens matériels, exemples qu'on opposera à la littérature éthique de la fin du Moyen Age, beaucoup plus accommodante.
Ces scrupules étaient des plus sérieux; il ne faut pas moins y regarder de plus près pour en pénétrer la signification éthique véritable et les implications. Ce qui est réellement condamnable, du point de vue moral, c'est le repos dans la possession 2, la jouissance de la richesse et ses conséquences : [167] Oisiveté, tentations de la chair, risque surtout de détourner son énergie de la recherche d'une vie « sainte ». Et ce n'est que dans la mesure où elle implique le danger de ce repos que la possession est tenue en suspicion. En effet, le repos éternel des saints a son siège, lui, dans l'au-delà; sur terre, l'homme doit, pour assurer son salut, « faire la besogne de Celui qui l'a envoyé, aussi longtemps que dure le jour » [Jean IX, 4]. Ce n'est ni l'oisiveté ni la jouissance, mais l'activité seule qui sert à accroître la gloire de Dieu, selon les manifestations sans équivoque de sa volonté 3.
Gaspiller son temps est donc le premier, en principe le plus grave, de tous les péchés. Notre vie ne dure qu'un moment, infiniment bref et précieux, qui devra « confirmer » [festmachen] notre propre élection. Passer son temps en société, le perdre en « vains bavardages » 1, dans le luxe 2, voire en dormant plus qu'il n'est nécessaire à la santé 3 - six à huit heures au plus -, est passible d'une condamnation morale absolue 4. On ne soutient pas encore, comme Franklin, [168] que le temps c'est de l'argent, mais au spirituel pareille sentence est pour ainsi dire tenue pour vraie. Le temps est précieux, infiniment, car chaque heure perdue est soustraite au travail qui concourt à la gloire divine 5. Aussi la contemplation inactive, en elle-même dénuée de valeur, est-elle directement répréhensible lorsqu'elle survient aux dépens de la besogne quotidienne 6. Car elle plait moins à Dieu que l'accomplis­sement pratique de sa volonté dans un métier [Beruf] 7. Le dimanche n'est-il pas là d'ailleurs pour la contemplation? Selon Baxter, ce sont toujours ceux qui lambinent à l'ouvrage qui manquent du temps à consacrer à Dieu au moment opportun 1.
[169] Bref, l’œuvre capitale de Baxter est imprégnée d'une prédication incessante, presque passionnée parfois, en faveur d'un labeur dur et continu, que celui-ci soit manuel ou intellectuel 2. Deux thèmes se conjuguent ici 3. En premier lieu, le travail a dès longtemps fait ses preuves en tant que moyen ascétique, et l'Église d'Occident l'a toujours fort prisé 4. Cela en opposition marquée non seulement avec l'Orient, mais avec presque toutes les règles monastiques du monde entier 5. En particulier, le travail est le remède spécifique à employer à titre préventif contre toutes ces tentations que le puritanisme a réunies sous le terme d'unclean life et dont le rôle n'est pas mince. La continence du puritain diffère dans son degré, non dans son principe fondamental, de la chasteté monastique; [170] en fait, par suite de la conception puritaine de la vie conjugale, sa conséquence pratique revêt beaucoup plus d'importance. Les relations sexuelles ne sont permises dans le mariage qu'à titre de moyen voulu par Dieu pour accroître sa gloire, selon le commandement : « Croissez et multi­pliez » 1. [171]
Contre toutes les tentations Sexuelles aussi bien que contre les doutes religieux ou le sentiment de l'indignité morale, outre une alimentation végétarienne frugale et des bains froids, on dispose du précepte : « Travaille ferme à ta besogne [Beruf] » 2
Le travail cependant est autre chose encore; il constitue surtout le but même de la vie, tel que Dieu l'a fixé 1. Le verset de saint Paul : « Si quelqu'un ne veut pas travailler, qu'il ne mange pas non plus » vaut pour chacun, et sans restriction 2. La répugnance au travail est le symptôme d'une absence de la grâce 3.
Ici se perçoit nettement la différence avec l'attitude du Moyen Age. Saint Thomas avait, lui aussi, donné son interprétation de la parole de saint Paul. Pour lui 4, ce n'est que naturali ratione que le travail est nécessaire à la subsistance de l'individu et de la communauté. La fin une fois acquise, la prescription cesse d'avoir un sens. Elle est valable pour l'espèce, non pour chaque individu en particulier. Elle ne s'applique pas à celui qui peut vivre de ce qu'il possède sans devoir travailler, [172] et il va sans dire que la contemplation, en tant que forme Spirituelle de l'action dans le royaume de Dieu, est placée au-dessus de l'interprétation littérale de ce commandement. Pour la théologie populaire, la forme la plus haute de la « productivité » monastique revenait à accroître le thesaurus ecclesiae par les chants et la prière.
Certes, Baxter supprime ces échappatoires au devoir moral de travailler, mais de plus il insiste énergiquement sur le principe que la richesse elle-même ne libère pas de ces prescriptions 5. Le possédant, lui non plus, ne doit pas manger sans travailler, car même s'il ne lui est pas nécessaire de travailler pour couvrir ses besoins, le commandement divin n'en subsiste pas moins, et il doit lui obéir au même titre que le pauvre 1. Car la divine Providence a prévu pour chacun sans exception un métier (calling) qu'il doit reconnaître et à laquelle il doit se consacrer. Et ce métier ne constitue pas, comme pour le luthéranisme 2, un destin auquel on doit se soumettre et se résigner, mais un commandement que Dieu fait à l'individu de travailler à la gloire divine. Cette nuance, si légère en apparence, avait des conséquences psychologiques d'une grande portée; en outre, elle se rattachait à un développement ultérieur de l'interprétation providentielle de l'univers économique, déjà familière à la scolastique.

Le phénomène de la division du travail et des occupations dans la société avait été interprété, entre autres, par saint Thomas - c'est à lui que nous pouvons le plus commodé­ment nous référer -comme une émanation directe du plan divin de l'univers. Mais la place assignée à chacun dans ce cosmos est une conséquence ex causis naturalibus, [173] et elle est fortuite (« contingente » selon la terminologie scolastique). Pour Luther, ainsi que nous l'avons vu, l'insertion des hommes dans des classes et des métiers découlant de l'ordre historique objectif était devenue l'émanation directe de la volonté divine. Persévérer dans sa situation, et dans les limites que Dieu lui avait assignées, était donc un devoir religieux pour l'individu 3. Il l'était d'autant plus que, précisément, les relations de la piété luthérienne avec le monde en général avaient été dès le début mal définies et le demeuraient. On ne pouvait guère tirer de l'arsenal de pensées de Luther, des principes pour réformer le monde, celui-ci n'ayant jamais pu se défaire sur ce point d'une indifférence toute paulinienne. C'est pourquoi le monde devait être accepté tel qu'il est, cela seul pouvant être marqué du sceau du devoir religieux.


Mais, dans la conception puritaine, le caractère providentiel de la congruence [Ineinanderspielen] des intérêts économiques privés se nuance de façon quelque peu diffé­rente. Conformément au schéma puritain d'interprétation pragmatique, c'est aux fruits qu'il porte que l'on reconnaît le but providentiel de la division du travail. Baxter se répand à ce sujet en développements qui, plus d'une fois, ne sont pas sans rappeler directement la célèbre apothéose de la division du travail chez Adam Smith 4. Parce qu'elle rend possible [le développement de] l'habileté (skill), la spécialisation des occupations conduit à un accroissement quantitatif et qualitatif de la production et sert ainsi le bien général (common best), identique au bien du plus grand nombre. Dans cette mesure, la motivation est purement utilitaire, étroitement apparentée aux points de vue courants d'une partie de la littérature laïque de l'époque 1.
Mais un élément proprement puritain apparaît nettement [174] lorsque Baxter place en tête de sa discussion l'énoncé suivant : « Hors d'une profession fermement assurée, un hom­me ne saurait mener sa tâche à bonne fin; son ouvrage sera inconstant, irrégulier et il passera plus de temps à paresser qu'à besogner. » Conclusion : « [...] et il [l'ouvrier spécialisé] accomplira sa tâche dans l'ordre, alors qu'un autre demeurera dans une éternelle confusion et pour son gagne-pain ne connaîtra ni jour ni lieu 2; [...] c'est pourquoi, une profession fixe [certain calling; ailleurs : stated calling] est ce qu'il y a de meilleur pour chacun ». Le travail temporaire que le journalier est souvent contraint d'accepter représente un état intermédiaire, souvent inévitable, dans tous les cas indésirable. A la vie de l'homme sans profession fera toujours défaut ce caractère systématique et méthodique que réclame, nous l'avons vu, l'ascèse dans le monde.
L'éthique des quakers, elle aussi, pose que, pour un individu, la vie professionnelle doit constituer un exercice de vertu ascétique, une preuve, par la conscience qu'il y met, de son état de grâce, lequel produit tout son effet dans le soin diligent 3 et la méthode avec lesquels il vaque à sa besogne. Ce que Dieu exige, ce n'est pas le travail en lui-même, mais le travail rationnel à l'intérieur d'un métier. Dans la conception puritaine [175] de la besogne, l'accent est toujours placé sur ce caractère méthodique de l'ascétisme séculier et non point, comme chez Luther, sur l'acceptation du sort que Dieu a irrémédiablement fixé pour chacun 1.
C'est pourquoi, sur le point de savoir si l'on a le droit d'exercer plusieurs métiers, il est répondu par l'affirmative, si la chose est profitable au bien général ou au bien particulier 2, sans que préjudice soit pour autant porté à qui que ce soit et pourvu que l'on ne soit pas entraîné à se montrer déloyal (unfaithful) dans l'exercice de l'un de ces métiers. En outre, le changement de métier n'est nullement tenu pour répréhensible en soi s'il ne s'effectue pas à la légère, mais afin d'adopter un métier qui plaise davantage à Dieu 3, c'est-à-dire, selon le principe général, un métier plus utile.
L'utilité d'un métier, l'approbation que Dieu lui accorde, se mesurent d'abord, il est vrai, selon la morale; ensuite, selon l'importance des biens qu'il fournit à la « communauté »; de plus, et ce troisième point est pratiquement le plus important, selon l'avantage économique [qu'il procure] 4. Car si ce Dieu, que le puritain voit à l'œuvre dans toutes les [176] circonstances de la vie, montre à l'un de ses élus une chance de profit, il le fait à dessein. Partant, le bon chrétien doit répondre à cet appel 5 : « Si Dieu vous désigne tel chemin dans lequel vous puissiez légalement gagner plus que dans tel autre (cela sans dommage pour votre âme ni pour celle d'autrui) et que vous refusiez le plus profitable pour choisir le chemin qui l'est moins, vous contrecarrez l'une des fins de votre vocation [calling], vous refusez de vous faire l'intendant [steward] de Dieu et d'accepter ses dons, et de les employer à son service s'il vient à l'exiger. Travaillez donc à être riches pour Dieu, non pour la chair et le péché » 1.
Si on la poursuit dans le dessein de vivre plus tard joyeux et sans souci, la richesse n'est que tentation de la paresse et scabreuse jouissance de la vie. Au contraire, dans la mesure où elle couronne l'accomplissement du devoir professionnel, elle devient non seulement moralement permise, mais encore effectivement ordonnée 2. C'est ce que paraissait exprimer sans détour la parabole du serviteur [177] chassé pour n'avoir point fait fructifier le talent que son maître lui avait Confié 3. Désirer être pauvre - cette argumentation était fréquente - équivaut à désirer être malade 4, ce qui est condamnable en tant que sanctification par les oeuvres, et dommageable à la gloire de Dieu. En particulier, la mendicité, de la part d'un individu en état de travailler, outre qu'elle est paresse condamnable, est également, selon la parole de l'apôtre, violation du devoir d'amour envers le prochain 1.
[178] De même, que la stabilité de la profession, expressément recommandée pour l'importance qu'elle revêt du point de vue ascétique, transfigure éthiquement la spécialisation moderne du travail [Fachmenschentum], de la même façon l'interprétation providentielle des chances de profit transfigure l'homme d'affaires 2. L'indulgence de bon ton du seigneur et l'ostentation du nouveau riche sont également odieuses à l'ascétisme. En revanche, quelle approbation éthique pour le sobre et bourgeois self-made man 3... « God blesseth his trade », tel est le cliché dont on use habituellement au sujet de ces hommes vertueux 4 qui ont suivi avec succès les voies divines. Toute la puissance du Dieu de l'Ancien Testament récom­penssant, en cette vie, la piété de son peuple 5, devait nécessairement exercer une influence analogue sur le puritain [179] qui, selon le conseil de Baxter, évaluait son état de grâce d'après celui des héros bibliques 1 et, ce faisant, interprétait les paroles de la Bible « comme les articles d'un code».
Certes, en elles-mêmes, ces paroles n'étaient pas dépourvues d'ambiguïté. Nous avons vu que Luther a tout d'abord utilisé le concept de vocation [Beruf] au sens séculier, pour traduire un passage de Jésus ben Sira. En dépit d'influences hellénistiques, le livre de Ben Sira appartient tout entier, si l'on considère l'atmosphère qui le baigne, aux éléments de l'Ancien Testament (y compris les Apocryphes) qui agissaient dans un sens traditionaliste. Il est caractéristique qu'en Allemagne ce livre semble n'avoir cessé de jouir, jusqu'à nos jours, d'une faveur particulière auprès des paysans luthériens 2, de même que dans de larges courants du piétisme allemand l'influence luthérienne s'exprimait par cette prédilection pour Jésus ben Sira 3.
Les puritains rejetaient les Apocryphes comme [des livres] non inspirés, fidèles [180] en cela à leur intraitable « ou bien..., ou bien... » entre les choses divines et celles de la création 4. De là au contraire le succès, parmi les Canoniques, du livre de job qui allie une glorification grandiose de la majesté souveraine de Dieu, sans commune mesure avec la condition humaine, glorification qui est fort proche des conceptions calvinistes, avec la certitude, qui jaillit de nouveau à la fin du livre - accessoire pour Calvin, mais d'une importance certaine pour le puritanisme - que Dieu y bénit les siens aussi en cette vie - dans Job : seulement! - et jusque sur le plan matériel (54). Le quiétisme oriental, si manifeste dans nombre de versets les plus expressifs des Psaumes et des Proverbes, fut entièrement vidé de son sens; Baxter n'avait pas procédé autrement avec la nuance traditionaliste du passage de la première Épître aux Corinthiens, si important pour la notion de Beruf.
On insistait d'autant plus énergiquement sur les passages de l'Ancien Testament qui célébrent la légalité formelle comme le signe d'une conduite agréable à Dieu. On soutenait la théorie suivant laquelle la loi mosaïque n'avait été dépouillée de son autorité par la Nouvelle Alliance que dans la mesure où elle contenait des prescriptions cérémonielles ou purement historiques destinées au peuple juif; pour le reste, sa validité en tant qu'expression de la lex naturae restant entière, elle devait être conservée 1. Ce qui permettait d'éliminer les prescrip­tions absolument inadaptées à la vie moderne, tout en laissant libre cours au renfor­cement de l'esprit d'autojustification et de sobre légalité propres à cette forme de protestantisme, grâce aux nombreux traits qui l'apparentaient à la moralité de l'Ancien Testament 2.
Aussi [181] de nombreux écrivains - contemporains ou plus récents - sont-ils fondés à parler d'un English Hebraism 3 pour caractériser la résonance fondamentale de l'éthique puritaine, spécialement en Angleterre. Toutefois, ce n'est pas au judaïsme palestinien de l'époque où ont été composés les textes de l'Ancien Testament qu'il faut penser, mais au judaïsme tel qu'il est peu à peu devenu, après des siècles d'éducation formaliste, légaliste et talmudique, et encore est-il nécessaire de se montrer extrêmement prudent devant un tel parallèle. L'esprit du judaïsme primitif, porté à une valorisation [Schätzung] naïve de la vie en tant que telle, était dépourvu des caractères propres au puritanisme. De même il était fort éloigné - il convient de ne pas l'oublier - de l'éthique économique du judaïsme médiéval et moderne, et des caractéristiques qui ont déterminé les positions du judaïsme et celles du puritanisme au cours du développement de l'éthos capitaliste. Le judaïsme s'est tenu du côté du capitalisme « aventurier » [AbenteurerKapitalismus], orienté vers la politique et la spéculation; en un mot, son éthos était celui d'un capitalisme de parias [PariaKapitalismus]; le puritanisme soutenait l'éthos de l'entreprise [Betrieb] bourgeoise rationnelle et de l'organisation rationnelle du travail. Il n'a emprunté à l'éthique juive que ce qui pouvait l'y aider.
Analyser les effets de l'imprégnation de la vie par les normes de l'Ancien Testament sur la mentalité des individus, c'est là un problème plein d'attraits, mais que personne n'a réellement résolu jusqu'à présent, pas même pour le judaïsme 4, et qu'il serait impossible de traiter [182] dans les limites de cette esquisse. Aux relations déjà indiquées, il faut ajouter, ce qui est important pour la mentalité des puritains, que la croyance d'être le peuple élu a connu avec eux une renaissance extraordinaire 1. Le doux Baxter lui-même remercie Dieu de l'avoir fait naître en Angleterre, dans l'Église véritable, et non point ailleurs. Cette gratitude pour sa propre perfection, effet de la grâce de Dieu, imprégnait [183] l'attitude de la bourgeoisie puritaine 2 et déterminait la correction formaliste, la dureté de caractère, propre aux représentants de cette époque héroïque du capitalisme.
Essayons à présent d'élucider sur quels points la conception puritaine du métier et l'exigence d'une conduite ascétique ont pu directement influencer le développement du style de vie capitaliste. Nous l'avons vu, cet ascétisme se dresse de toute sa force contre la jouissance naïve de l'existence et toutes les joies qu'elle peut offrir. Sans doute ce trait s'exprime-t-il de la façon la plus caractéristique dans la lutte contre le Book of Sports 1 que Jacques 1er et Charles 1er avaient érigé en loi dans le but avoué de contrecarrer le puritanisme et dont le dernier nommé avait ordonné la lecture du haut de toutes les chaires. En combattant avec fureur les ordonnances royales qui accordaient au peuple certains diver­tissements dominicaux, en dehors du temps passé à l'Église, les puritains ne s'élevaient pas contre la seule perturbation du repos du sabbat : ils s'en prenaient également à la diversion qu'elle introduisait de propos délibéré dans la vie ordonnée des saints. Et lorsque le roi menaçait de peines sévères toute attaque contre la légalité de ces « sports », son but était précisément de briser, parce qu'elle était dangereuse pour l'État, cette tendance ascétique anti-autoritaire. La société monarchique et féodale protégeait [184] « ceux qui voulaient se divertir » contre la morale bourgeoise naissante et contre les conventicules ascétiques hostiles à l'autorité, de la même façon qu'aujourd'hui la société capitaliste prend soin de protéger « ceux qui désirent travailler » contre la morale de classe et les syndicats anti-autoritaires.
De leur côté, les puritains maintenaient celui de leurs caractères qui décidait du reste : le principe d'une conduite ascétique. D'ailleurs l'aversion des puritains - des quakers eux-mêmes -pour le sport n'était pas simplement une antipathie de principe. Le sport était admis s'il servait un dessein rationnel, c'est-à-dire s'il constituait un délassement nécessaire à un bon équilibre physique. En revanche, il était suspect en tant qu'il laissait un cours libre et spontané aux impulsions indomptées; et, cela va de soi, il était à condamner de façon pure et simple dans la mesure où il devenait un moyen de se divertir, ou bien s'il éveillait l'orgueil de la compétition, les instincts brutaux, le plaisir irrationnel du pari. En elles-mêmes, et que ce soit sous la forme seigneuriale du sport ou sous celle de la danse et du cabaret pour l'homme du commun, les joies impulsives de l'existence n'éloignaient pas moins de l'activité professionnelle que de la piété; elles étaient les ennemies de l'ascétisme rationnel 1.
En conséquence, les prises de position sont méfiantes, souvent hostiles à l'égard des biens de civilisation sans portée religieuse immédiate. Non point que l'idéal du puritain ait impliqué certaine morose cuistrerie, certain mépris de la culture. C'est le contraire qui est vrai, tout au moins pour la science et exception faite de la scolastique abhorrée. En outre, les meilleurs représentants du puritanisme baignent dans la culture de la Renaissance. Les sermons de l'aile presbytérienne du mouvement débordent d'allusions classiques 2, [185] et, bien qu'ils en soient scandalisés, les tenants de l'aile extrémiste ne dédaignent point pour autant de faire montre d'érudition dans les polémiques théologiques. Jamais peut-être pays n'a été aussi riche en graduates que la Nouvelle-Angleterre dans les premières générations de son existence. La satire de leurs adversaires, tel le Hudibras de Butler, attaque avant tout la pédanterie et la dialectique serrée des puritains. Cela est dû en partie à leur valorisation religieuse du savoir, elle-même conséquence de leur attitude à l'égard de la fides implicita des catholiques.
La situation est bien différente dès que l'on considère la littérature non scientifique 3 et davantage encore les beaux-arts.
Ici, l'ascétisme s'étendait comme un manteau de givre sur la merrie old England. Les réjouissances mondaines n'avaient pas été seules touchées. La haine rageuse des puritains envers tout ce qui avait un relent de « superstition », contre la moindre réminiscence de salut magique ou sacramentel, s'exerçait sur la fête de Noël tout autant que sur l'Arbre de mai ou l'art sacré spontané 1. Qu'en Hollande il soit resté place pour le développement d'un art supérieur, au réalisme souvent grossier d'ailleurs 2, prouve simplement que, dans ce domaine, [186] l'action de la discipline morale autoritaire de ce pays a été neutralisée non seulement par l'influence de la Cour et des Régents (une classe de rentiers), mais aussi par la joie de vivre de petits bourgeois enrichis, après que la brève domination de la théocratie calviniste eut dégénéré en une fade Église d'État, le calvinisme ayant alors perdu sensiblement de son influence ascétique 3.
Pour [187] les puritains, le théâtre était condamnable 4 et la conception la plus radicale ne s'en tint pas à éliminer la nudité et l'érotisme du domaine des choses tolérables. Idle talks, superfluities 1, vain ostentation : mots qui désignaient une attitude irrationnelle, sans but, partant non ascétique, de plus, ne servant nullement la gloire de Dieu, mais celle de l'homme; mots qui venaient promptement à la bouche pour condamner toute préoccupation artistique et décider dans le sens de la froide utilité. Jugement qui s'étendait à la parure, au vêtement 2. Cette tendance profonde à l'uniformisation de la vie, qui de nos jours se manifeste dans l'intérêt du capitalisme pour la standardisation de la production 3, [188] avait son fondement idéal dans la répudiation de l'idolâtrie de la créature 4.

Il ne faut certes pas oublier que le puritanisme recelait en lui un monde de contradictions, et que le sentiment instinctif de la grandeur intemporelle de l'art était à coup sûr plus vif parmi ses chefs que chez les « Cavaliers » 5. Ni perdre de vue qu'un génie comme Rembrandt, dont le genre de vie n'aurait pas trouvé grâce aux yeux du Dieu des puritains, a vu son art profondément influencé par le milieu sectaire où il vivait 1. Mais cela ne change rien au tableau d'ensemble, car si le développement de l'atmosphère puritaine pouvait conduire - et pour une part conduisit - à une profonde intériorisation de la personnalité, ce fut au premier chef un bienfait pour la littérature; mais ce sont les générations ultérieures qui devaient surtout en tirer profit.


[189] Sans entrer plus avant dans la discussion de l'influence du puritanisme dans ces diverses directions, souvenons-nous qu'il existait toujours une limite, limite des plus caractéristiques, à l'admissibilité du plaisir tiré des biens de la civilisation, lesquels contri­buaient à la jouissance esthétique ou sportive : ce plaisir ne devait rien coûter. L'homme n'est que le régisseur des biens à lui confiés par la grâce de Dieu. Tel le serviteur de la Parabole, il doit rendre compte de chaque sou à lui confié 2 et qu'il serait pour le moins scabreux de dissiper dans un dessein qui ne vise point à la gloire de Dieu, mais à une jouissance toute personnelle 3. Pour peu qu'on ait les yeux ouverts, ne rencontre-t-on pas de nos jours encore des défenseurs de cette conception 4 ? L'idée que l'homme a des devoirs à l'égard des richesses qui lui ont été confiées et auxquelles il se subordonne comme un régisseur obéissant, voire comme une « machine à acquérir », pèse de tout son poids sur une vie qu'elle glace. Plus grandes seront les possessions, plus lourd, si le sentiment ascétique résiste à l'épreuve, le sentiment de responsabilité à leur égard, [le devoir] de les conserver intactes pour la gloire de Dieu, et [même, si faire se peut] de les multiplier par un travail sans relâche. Comme tant d'éléments de l'esprit du capitalisme moderne, par certaines de ses racines, l'origine de ce style de vie remonte au Moyen Age 1. Mais ce n'est que [190] dans l'éthique du protestantisme ascétique qu'il a trouvé son principe moral conséquent. Sa signification pour le développement du capitalisme est évidente 2.
Pour résumer ce que nous avons dit jusqu'à présent, l'ascétisme protestant, agissant à l'intérieur du monde, s'opposa avec une grande efficacité à la jouissance spontanée des richesses et freina la consommation, notamment celle des objets de luxe. En revanche, il eut pour effet psychologique de débarrasser des inhibitions de l'éthique traditionaliste le désir d'acquérir. Il a rompu les chaînes [qui entravaient] pareille tendance à acquérir, non seulement en la légalisant, mais aussi, comme nous l'avons exposé, en la considérant comme directement voulue par Dieu. Comme l'a dit expressément Barclay, le grand apologiste des quakers, et en accord avec les puritains, la lutte contre les tentations de la chair et la dépendance à l'égard des biens extérieurs ne visait point l'acquisition rationnelle, mais un usage irrationnel des possessions.

Ce dernier consistait avant tout à estimer les formes ostensibles de luxe, condamnées en tant qu'idolâtrie de la créature 3, [191] pour naturelles que ces formes fussent apparues à la sensibilité féodale, tandis que l'usage rationnel, utilitaire des richesses, était voulu par Dieu, pour les besoins de l'individu et de la collectivité. Ce n'étaient point des macérations qu'il s'agissait d'imposer aux possédants 1, mais un emploi de leurs biens à des fins nécessaires et utiles. De façon caractéristique, la notion de « confort » englobe le domaine de la consommation éthiquement permise, et ce n'est évidemment pas un hasard si le style de vie attaché à cette notion a été observe en premier lieu, et avec une netteté spéciale, chez les quakers, représentants les plus conséquents de cette attitude face à la vie. Au clinquant et au faux-semblant du faste chevaleresque qui, sur une base économique chancelante, préfère les dehors d'une élégance élimée à la sobre simplicité, ceux-ci opposent leur idéal : le confort net et solide du « home » bourgeois 2.


Sur le terrain de la production des biens privés, l'ascétisme combattait à la fois la malhonnêteté et l'avidité purement instinctive. Il condamnait, en tant que covetousness, Mammonism, etc., la poursuite de la richesse pour elle-même. Car, en elle-même, la richesse est tentation. Mais ici l'ascétisme était la force qui « toujours veut le bien et toujours crée le mal » [Goethe, Faust, 1336], ce mal qui, pour lui, était représenté par la richesse et ses [192] tentations. En effet, en accord avec l'Ancien Testament et par analogie avec l'évaluation éthique des bonnes oeuvres, l'ascétisme voyait le summum du répréhensible dans la poursuite de la richesse en tant que fin en elle-même, et en même temps il tenait pour un signe de la bénédiction divine la richesse comme fruit du travail professionnel. Plus important encore, l'évaluation religieuse du travail sans relâche, continu, systématique, dans une profession séculière, comme moyen ascétique le plus élevé et à la fois preuve la plus sûre, la plus évidente de régénération et de foi authentique, a pu constituer le plus puissant levier qui se puisse imaginer de l'expansion de cette conception de la vie que nous avons appelée, ici, l'esprit du capitalisme 3.

Si pareil frein de la consommation s'unit à pareille poursuite débridée du gain, le résultat pratique va de soi : le capital se forme par l'épargne forcée ascétique 1. Il est clair que les obstacles qui s'opposaient à la consommation 1193] des biens acquis favorisaient leur emploi productif en tant que capital à investir. Doit-on ajouter que la force d'un fait de cette nature échappe à toute évaluation exacte? En Nouvelle-Angleterre le rapport est si net qu'il n'a pas échappé au coup d’œil d'un historien aussi pénétrant que Doyle 2. Mais en Hollande, pays qui pourtant ne fut assujetti à un strict calvinisme que sept années durant, l'absolue simplicité de mœurs des cercles les plus strictement religieux, qui allait de pair avec la possession d'énormes richesses, porta jusqu'à la démesure le goût de l'accumulation capitaliste 3.


En outre, si la tendance à « anoblir » les fortunes bourgeoises a existé partout et de tout temps - et de nos jours encore en Allemagne - il importe de noter qu'elle fut sensiblement entravée par l'aversion puritaine pour le mode d'existence féodal. Des auteurs mercantilistes anglais du XVIIe siècle ont attribué la supériorité du capital hollandais sur le capital britannique au fait que les fortunes nouvellement acquises ne cherchaient pas automatique­ment à s'investir en terres. Car il ne s'agissait pas seulement d'acheter du terrain mais, ce faisant, de rechercher l'anoblissement en passant à un mode de vie féodal, soustrayant ainsi [194] ce capital aux possibilités d'investissement capitaliste 1. La haute estime où les puritains tenaient l'agriculture, considérée comme une branche d'activité particulièrement importante et compatible avec la piété, ne s'appliquait pas (cf. Baxter) au landlord, mais au yeoman, au farmer et, en ce qui concerne le XVIIIe siècle, non pas au hobereau, mais à l'agriculteur « rationnel » 2. Depuis le XVIIe siècle un conflit divise la société anglaise entre une « squirearchy » qui représente la merrie old England et des cercles puritains à l'influence sociale très variable 3. De nos jours encore, deux traits se partagent le caractère national anglais : d'une part, une solide, naïve joie de vivre; de l'autre, une stricte domination de soi-même faite de réserve et d'une discipline éthique conventionnelle 4. De même, l'histoire des premiers temps des colonies d'Amérique du Nord est marquée par un contraste profond entre les adventurers, désireux de créer des plantations grâce à une main-d'œuvre d'indented [195] servants, pour en vivre à la manière de seigneurs féodaux, et les puritains, dont la mentalité était spécifiquement bourgeoise 5.

On peut dire qu'aussi loin que s'est étendue l'influence de la conception puritaine de l'existence - et ceci est autrement important que le simple encouragement à l'accumulation du capital - cette conception a favorisé la tendance à une vie bourgeoise, économiquement plus rationnelle; elle en fut le facteur le plus important et, surtout, le seul qui fût conséquent. Bref, elle a veillé sur le berceau de l'homo aeconomicus moderne.


Sans doute, et les puritains l'ignoraient moins que personne, ces idéaux avaient-ils tendance à céder sous une pression un peu forte des tentations de la richesse. Tout naturellement, c'est dans les classes montantes 1 des petits bourgeois et des fermiers que nous rencontrons les adeptes les plus authentiques de l'esprit puritain, tandis que les beati possidentes, fût-ce parmi les quakers, sont souvent prêts à renier les vieux idéaux 2. C'est à cette même fatalité que s'étaient sans cesse heurtés leurs prédécesseurs en ascétisme : les moines du Moyen Age.
[196] Dans ce dernier cas en effet, une fois que l'économie rationnelle avait produit son plein effet par la stricte réglementation de la vie et la limitation de la consommation, la richesse accumulée revenait directement à la noblesse - comme à l'époque qui a précédé le schisme - ou bien elle menaçait de ruiner la discipline monacale, et l'une des nombreuses « réformes » devenait nécessaire. Mais l'histoire tout entière des constitutions monastiques est, en un sens, celle d'une lutte sans fin contre l'effet sécularisateur de la possession.
A une échelle beaucoup plus grande encore, c'est là le problème de l'ascétisme séculier du puritanisme. Le puissant revival du méthodisme, lequel a précédé l'épanouissement de l'industrie anglaise vers la fin du XVIIIe siècle, peut fort bien être comparé à une réforme monastique. Il existe un passage 3 de John Wesley lui-même qui pourrait servir d'épigraphe à tout ce que nous avons dit jusqu'à présent. Ce texte montre à quel point les chefs de ces mouvements ascétiques comprenaient les relations, en apparence si paradoxales, décrites ici, et cela dans le sens même que nous avons développé 1. Citons donc :

Je crains que, partout où les richesses ont augmenté, le principe de la religion n'ait diminué à proportion. Étant donné la nature des choses, je ne vois pas comment il serait possible, pour tout revival de la vraie religion, de durer longtemps. Car nécessairement la religion doit produire industrie et frugalité [1971 et celles-ci, à leur tour, engendrent la richesse. Mais lorsque la richesse s'accroît, s'accroissent de même orgueil, emportement et amour du monde sous toutes ses formes. Bien qu'à cette heure il fleurisse tel un vert laurier, comment le méthodisme, à savoir, une religion du cœur, pourrait-il persister en cet état? Car, à quelque place qu'ils se trouvent, les méthodistes deviennent diligents et frugaux; en conséquence, leurs biens s'accroissent. De là vient aussi qu'ils s'accroissent à mesure en orgueil, emportement, concupiscence, arrogance. Ainsi, bien que demeure la forme de la religion, son esprit s'évanouit rapidement. N'y a-t-il pas moyen de prévenir cela, de faire obstacle à cette décadence continue de la vraie religion ? N'empêchons pas les gens d'être diligents et frugaux. Exhortons tous les chrétiens à gagner et à épargner tout leur saoul, autrement dit, à s'enrichir [italiques de Max Weber].

Suit l'exhortation : que ceux qui « gagnent tout ce qu'ils peuvent et épargnent tout ce qu'ils peuvent donnent » aussi « tout ce qu'ils peuvent », afin de se fortifier dans la grâce et d'amasser un trésor au ciel. On le voit, Wesley exprime dans les moindres détails les relations que nous avons mises en lumière 2.
Ainsi qu'il est dit ici, ces profonds mouvements religieux - dont l'importance pour le développement économique tenait surtout à l'influence éducative de leur ascétisme - n'exerçaient, en général, leur plein effet sur l'économie qu'une fois retombée la vague de l'enthousiasme religieux. L'ardeur de la quête du royaume de Dieu commençait à se diluer graduellement dans la froide vertu professionnelle; la racine religieuse dépérissait, cédant la place à la sécularisation utilitaire. C'est à ce moment que, pour employer les termes de Dowden, fit son apparition dans l'imagination populaire « Robinson Crusoe », l'homo aeconomicus isolé, qui poursuit, par-dessus le marché, son œuvre missionnaire 3. Ainsi se trouvait remplacée l'image du « pèlerin » de Bunyan traversant à la hâte la « Foire aux Vanités », tout à la recherche spirituelle solitaire du royaume des cieux.

Lorsque, plus tard, le principe « to make the most of both worlds » finit par dominer - Dowden en a fait également la remarque - la bonne conscience se borna à devenir l'un des moyens de jouir d'une vie bourgeoise confortable, comme l'exprime fort joliment le proverbe allemand sur le « mol oreiller ». Ce que le XVIIe siècle, si vivant du point de vue religieux, a surtout légué à l'époque suivante, son héritière utilitariste, ce fut précisément une bonne conscience étonnante, disons même toute pharisaïque, en ce qui concerne l'acquisition de l'argent, dans la mesure où celle-ci s'opérait par les voies légales. Toute trace du deo placere vix potest avait disparu 1.


Un éthos spécifiquement bourgeois de la besogne avait pris naissance. Ayant conscience de se tenir dans la plénitude de la grâce de Dieu, d'être manifestement une créature bénie, aussi longtemps qu'il demeurait dans les limites d'une conduite formellement correcte, que sa conduite morale était irréprochable et que l'usage qu'il faisait de ses richesses n'était en rien choquant, l'entrepreneur bourgeois pouvait veiller à ses intérêts pécuniaires; mieux, son devoir était d'agir de la sorte. En outre, la puissance de l'ascétisme religieux mettait à sa disposition des ouvriers sobres, consciencieux, d'une application peu commune, faisant corps avec une tâche considérée comme un but voulu par Dieu 2.
Enfin, elle lui donnait l'assurance réconfortante que [199] la répartition inégale des biens de ce monde répond à un décret spécial de la Providence qui, avec ces différences comme avec la grâce particulière, poursuit des fins pour nous secrètes 1. Calvin lui-même n'avait-il pas émis l'assertion citée que ce n'est qu'autant que le « peuple » - c'est-à-dire la masse des ouvriers et des artisans - demeure dans la pauvreté qu'il reste dans l'obéissance de Dieu 2 ? Pensée « sécularisée » par les Hollandais (Pieter de la Court et autres) au point d'en déduire que la masse ne travaille que si la nécessité l'y pousse. Cette formulation d'un des slogans de l'économie capitaliste a fini par venir grossir le courant de la théorie de la « productivité » des bas salaires. Ici encore, avec le dépérissement de la racine religieuse s'est fait jour et s'est poursuivie la réinterprétation utilitaire, selon le schéma que nous n'avons cessé d'observer.
Non seulement l'éthique du Moyen Age avait toléré la mendicité, mais elle l'avait franchement exaltée dans les ordres mendiants. La condition des mendiants non religieux elle-même avait été parfois considérée comme un « état » [Stand] et les mendiants traités en conséquence, car ils fournissaient aux possédants l'occasion de faire des aumônes et, partant, de bonnes œuvres. L'éthique sociale anglicane au temps des Stuarts était très proche encore de cette attitude. Il était réservé à l'ascétisme puritain de contribuer à cette dure législation anglaise sur l'assistance aux indigents qui a fondamentalement changé la situation. Et cela fut possible parce que, de fait, la mendicité était inconnue parmi les sectes protestantes et les strictes communautés puritaines [200] 3.
D'un autre côté, la nuance morave du piétisme, par exemple, glorifiait l'ouvrier loyal, ne caressant pas l'ambition d'acquérir, vivant selon l'exemple des apôtres et, par-là, doté du charisme des disciples 4. Des conceptions semblables, voire plus radicales encore, avaient été, au début, largement répandues chez les baptistes.
Cela étant, il était naturel que l'ensemble des écrits ascétiques de la plupart des confessions s'imprégnât de l'idée que, pour ceux auxquels la vie n'offre point d'autre chance, travailler loyalement, fût-ce pour de bas salaires, plait infiniment à Dieu. Sur ce point, l'ascétisme protestant n'a, en soi, apporté rien de neuf. Cependant il a sensiblement approfondi cette conception, et de plus, il a créé la seule norme qui fût décisive pour son efficacité : la motivation psychologique par laquelle le travail en tant que vocation [Beruf] constitue le meilleur, sinon l'unique moyen de s'assurer de son état de grâce 5. D'autre part, l'ascétisme protestant légalisait l'exploitation de cette bonne volonté au travail tout en interprétant l'activité acquisitive de l'entrepreneur comme une «vocation » 1. Il est [201] évident que la productivité du travail, au sens capitaliste du terme, devait être puissamment favorisée par cette poursuite exclusive du royaume de Dieu au moyen du devoir profes­sionnel considéré comme une vocation, et par l'ascétisme rigoureux que la discipline de l'Église imposait par sa nature même aux classes non possédantes. Traiter le travail en tant que « vocation » est devenu pour l'ouvrier moderne une attitude aussi caractéristique que l'attitude correspondante du patron à l'égard de l'acquisition. C'est cet état de choses, nouveau pour l'époque, que traduisait un observateur anglican aussi pénétrant que Sir William Petty lorsqu'il attribuait la puissance économique de la Hollande du XVIIe siècle au fait que les « dissidents » (calvinistes et baptistes), particulièrement nombreux dans ce pays, considéraient que « le labeur et l'esprit industrieux constituent leur devoir envers Dieu ».
À l'organisation sociale « organique » sous la forme fiscale monopoliste qu'elle a prise dans l'anglicanisme à l'époque des Stuarts, spécialement dans les conceptions de Laud, à cette alliance de l'Église et de l'État avec les « monopolistes » sur une base chrétienne sociale, le puritanisme - dont les représentants figuraient parmi les adversaires les plus passionnés de cette sorte de capitalisme commercial, financier et colonial politiquement privilégié - le puritanisme opposait, au nom des capacités et de l'initiative personnelles, les mobiles individualistes de l'acquisition rationnelle et légale. Tandis qu'en Angleterre les industries monopolistes politiquement privilégiées disparurent toutes bientôt, ces mobiles ont joué un rôle décisif dans le développement des industries nées malgré ou contre l'autorité de l'État 2. Les puritains (Prynne, [202] Parker) se refusaient à toute espèce de rapports avec les « courtisans et faiseurs de projets », expression du grand capital et formant à leurs yeux une classe moralement suspecte. Ils se montraient fiers de la supériorité de leur propre morale bourgeoise des affaires, raison véritable des persécutions auxquelles ils étaient exposés de la part de ces milieux. Defoe n'avait-il pas proposé de réduire les dissidents en boycottant le crédit bancaire et en retirant les dépôts ? L'opposition entre ces deux variétés de compor­tement capitaliste allait volontiers de pair avec les oppositions religieuses. Les adversaires des non-conformistes n'ont pas cessé, même au XVIIIe siècle, de tourner ceux-ci en dérision, comme personnifiant un « esprit de boutiquiers », et ils les ont persécutés pour avoir ruiné les vieux idéaux anglais. Ici encore, on retrouve l'opposition entre l'éthique économique puritaine et celle des juifs; les contemporains (Prynne) savaient bien que c'est le première, et non point la seconde, qui représente l'éthos économique bourgeois 1.
L'un des éléments fondamentaux de l'esprit du capitalisme moderne, et non seulement de celui-ci, mais de la civilisation moderne elle-même, à savoir : la conduite rationnelle fondée sur l'idée de Beruf, est né de l'esprit de l'ascétisme chrétien - c'est ce que notre exposé s'est proposé de démontrer. Si nous relisons à présent le passage de Franklin cité au début de cette étude, nous verrons que les éléments essentiels de l'attitude que nous avons alors appelée « esprit du capitalisme » sont précisément ceux que nous avons trouvé être le contenu de l'ascétisme puritain du métier 2, mais dépourvus [203] du fondement religieux déjà fort affaibli chez Franklin. L'idée que le travail moderne est marqué du sceau de l'ascétisme n'est certes pas nouvelle. Se borner à un travail spécialisé, et par suite renoncer à l'universalité faustienne de l'homme, telle est la condition de toute activité fructueuse dans le monde moderne; ainsi, de nos jours, « action » et « renoncement » se conditionnent fatalement l'un et l'autre. Ce caractère foncièrement ascétique du style de vie bourgeois - il serait plus à propos de parler d'absence de style - Goethe, au sommet de sa sagesse, a voulu lui aussi nous l'enseigner, tant avec les Wanderjahre qu'avec la fin qu'il a donnée à la vie de son Faust 3. Cette connaissance avait pour lui le sens d'un adieu, d'un renoncement à un âge d'opulente et belle humanité, lequel ne pourra pas davantage se répéter, dans le cours de notre culture, que la floraison d'Athènes durant l'Antiquité.
Le puritain voulait être un homme besogneux - et nous sommes forcés de l'être. Car lorsque l'ascétisme se trouva transféré de la cellule des moines dans la vie professionnelle et qu'il commença à dominer la moralité séculière, ce fut pour participer à l'édification du cosmos prodigieux de l'ordre économique moderne. Ordre lié aux conditions techniques et économiques de la production mécanique et machiniste qui détermine, avec une force irrésistible, le style de vie de l'ensemble des individus nés dans ce mécanisme - et pas seule­ment de ceux que concerne directement l'acquisition économique. Peut-être le déterminera-t-il jusqu'à ce que la dernière tonne de carburant fossile ait achevé de se Consumer. Selon les vues de Baxter, le souci des biens extérieurs ne devait peser sur les épaules de ses saints qu'à la façon d' « un léger manteau qu'à chaque instant l'on peut rejeter » 1. Mais la fatalité a transformé ce manteau en une cage d'acier.
En même temps que l'ascétisme entreprenait de transformer le monde et d'y déployer toute son influence, les biens de ce monde acquéraient [204] sur les hommes une puissance crois­sante et inéluctable, puissance telle qu'on n'en avait jamais connue auparavant. Aujourd'hui, l'esprit de l'ascétisme religieux s'est échappé de la cage - définitivement? qui saurait le dire... Quoi qu'il en soit, le capitalisme vainqueur n'a plus besoin de ce soutien depuis qu'il repose sur une base mécanique. Il n'est pas jusqu'à l'humeur de la philosophie des Lumières, la riante héritière de cet esprit, qui ne semble définitivement s'altérer; et l'idée d'accomplir son « devoir » à travers une besogne hante désormais notre vie, tel le spectre de croyances religieuses disparues. Lorsque l' «accomplissement» [du devoir] professionnel ne peut être directement rattaché aux valeurs spirituelles et culturelles les plus élevées - ou bien, inversement, lorsqu'il ne peut plus être ressenti comme une simple contrainte économique - l'individu renonce, en général, à le justifier. Aux ÉtatsUnis, sur les lieux mêmes de son paroxysme, la poursuite de la richesse, dépouillée de son sens éthico-religieux, a tendance aujourd'hui à s'associer aux passions purement agonistiques, ce qui lui confère le plus souvent le caractère d'un sport 2.
Nul ne sait encore qui, à l'avenir, habitera la cage, ni si, à la fin de ce processus gigantes­que, apparaîtront des prophètes entièrement nouveaux, ou bien une puissante renaissance des pensers et des idéaux anciens, ou encore - au cas où rien de cela n'arriverait - une pétrifica­tion mécanique, agrémentée d'une sorte de vanité convulsive. En tout cas, pour les «derniers hommes » de ce développement de la civilisation, ces mots pourraient se tourner en vérité - « Spécialistes sans vision et voluptueux sans cœur - ce néant s'imagine avoir gravi un degré de l'humanité jamais atteint jusque-là. »
Mais nous voici dans le domaine des jugements de valeur et de foi, dont nous nous garderons de surcharger cet exposé purement historique. La suite de notre tâche aurait plutôt consisté à montrer la signification, ce que nous n'avons fait qu'amorcer dans l'étude qui précède, du rationalisme ascétique [205] pour le contenu de l'éthique politico-sociale, ainsi que pour les types d'organisation et les fonctions des groupes sociaux, depuis le conventicule jusqu'à l'État. Il aurait fallu analyser ensuite ses rapports avec le rationalisme humaniste 1, les idéaux de vie, l'influence culturelle de ce dernier; étudier en outre ses rapports avec le développement de l'empirisme philosophique et scientifique, ainsi qu'avec le progrès technique et les idéaux spirituels. Pour finir, il aurait fallu suivre son devenir historique, depuis les amorces médiévales d'un ascétisme à l'intérieur du monde jusqu'à sa dissolution dans le pur utilitarisme, à travers les aires d'extension de la religiosité ascétique. Alors seulement on aurait eu chance de mesurer la signification de la culture du protestantisme ascétique dans sa relation aux autres éléments constitutifs de la civilisation moderne.
Ici, nous nous sommes borné à tenter, sur un point essentiel certes, de ramener à leurs causes [Motive] le fait lui-même et les modalités de son influence. Resterait à élucider la façon dont l'ascétisme protestant a été à son tour influencé, dans son caractère et son devenir, par l'ensemble des conditions sociales, en particulier par les conditions économiques 2. Fût-il pétri de bonne volonté, l'homme moderne est incapable d'accorder aux idées religieuses l'importance qu'elles méritent pour les conduites, la culture et le caractère national. Est-il nécessaire de protester que notre dessein n'est nullement de substituer à une interprétation causale exclusivement « matérialiste », une interprétation spiritualiste de la civilisation et de l'histoire qui ne serait pas moins unilatérale? Toutes deux appartiennent au domaine du possible 3; [206] il n'en demeure pas moins que, dans la mesure où elles ne se bornent pas au rôle de travail préparatoire, mais prétendent apporter des conclusions, l'une et l'autre servent aussi mal à la vérité historique 1.


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