L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme



Yüklə 0,79 Mb.
səhifə5/18
tarix16.08.2018
ölçüsü0,79 Mb.
#63412
1   2   3   4   5   6   7   8   9   ...   18
[B. Le piétisme.]

(retour à la table des matières)

Historiquement, en tout cas, la doctrine de la prédestination est le point de départ du mouvement ascétique habituellement appelé « piétisme ». Dans la mesure où ce dernier est demeuré à l'intérieur de l'Église réformée, il est presque impossible de tracer une limite précise entre calvinistes piétistes et non piétistes 3.

Presque tous [129] les représentants importants du puritanisme sont, à l'occasion, comptés au nombre des piétistes. Il est même légitime [130] de considérer l'ensemble des relations entre l'idée de prédestination et celle d'épreuve [Bewährung], fondée sur la recherche de l'acquisition de la certitudo salutis subjective telle qu'elle a été décrite ci-dessus, comme une continuation piétiste de la véritable doctrine de Calvin. L'apparition de renouveaux ascétiques à l'intérieur des communautés réformées (en Hollande notamment) a été régulièrement accompagnée d'une reviviscence de la doctrine de la prédestination provisoirement tombée dans l'oubli ou affaiblie. C'est pourquoi le terme de piétisme n'est pas employé d'ordinaire en ce qui concerne l'Angleterre 1.
Mais le piétisme réformé du continent (Hollande et Rhin inférieur) lui-même représentait avant tout un simple accroissement de l'ascétisme réformé, comme l'était, par exemple, la religiosité de Bailey. La praxis piétatis était l'objet d'une insistance si décisive que l'orthodoxie dogmatique passait à l’arrière-plan et il arrivait même qu'elle fût considérée comme purement indifférente. A l'occasion, les prédestinés pouvaient être sujets aux erreurs dogmatiques aussi bien qu'aux autres péchés. L'expérience enseignait que rien n'empêchait les fruits de la foi les plus manifestes de mûrir chez des chrétiens absolument ignorants de la théologie des écoles, tandis que le savoir théologique pur et simple ne garantissait nullement l'épreuve [Bewährung] de la foi [13 I] par la conduite 2.

En aucun cas l'élection ne pouvait donc être prouvée par le savoir théologique 1. [132] C'est pourquoi le piétisme, dans sa profonde méfiance de l'Église des théologiens 2 - à laquelle, et il s'agit là d'une de ses caractéristiques, il continuait d'appartenir officiellement - commença a rassembler les fidèles de la praxis pietatis dans des « conventicules » à l'écart du monde 3. Il voulait rendre visible, sur cette terre, l'Église invisible des élus. Sans pourtant aller jusqu'à former une secte séparée, ses membres s'essayaient, dans cette communauté, à mener une vie qui fût à l'abri des tentations [133] du monde et qui fût guidée dans tous ses détails par la volonté de Dieu. Ils se proposaient d'acquérir de cette façon la certitude de leur propre régénération grâce aux signes extérieurs qui se manifestaient dans leur conduite quotidienne. Par un ascétisme accru, l'ecclesiola des vrais convertis désirait ainsi goûter, ici-bas déjà, la communion avec Dieu dans toute sa béatitude -sentiment que l'on retrouve dans tout véritable piétisme.


Or cette dernière aspiration avait comme une intime parenté avec l'unio mystica luthéri­enne et elle conduisait fréquemment à une accentuation du côté sentimental de la religion plus qu'il n'était normal dans le christianisme réformé moyen. En fait, de notre point de vue, on peut dire que c'est là le critère principal du « piétisme » qui s'est développé dans l'Église réformée.
Car cet élément sentimental - à l'origine entièrement étranger au calvinisme, mais en revanche apparenté à certaines formes de la religiosité médiévale - conduisait pratiquement à désirer jouir de la béatitude éternelle dès ici-bas au lieu d'entreprendre une lutte ascétique pour se l'assurer dans l'au-delà. Le sentiment pouvait devenir d'une intensité telle que la religiosité en prenait un caractère franchement hystérique - la neuropathologie en connaît de nombreux exemples - par cette alternance d'états à demi conscients d'extase religieuse suivis de périodes d'abattement nerveux ressenties comme un « abandon » de Dieu [Gottferne]. Effet directement contraire à la discipline simple et rigoureuse qu'imposait au fidèle la vie de sainteté systématique du puritanisme. Il en résultait un affaiblissement des « inhibitions » qui protégeaient le moi rationnel du calviniste contre ses « états affectifs » [Affekt] 1. De même [134] la négation calviniste de la créature, prise sous son aspect émotionnel - par exemple le sentiment d'être un ver de terre [Wurmgefühl] - pouvait conduire à la paralysie de l'énergie dans la vie professionnelle 1. Par opposition aux véritables tendances du calvinisme rationnel, la doctrine de la prédestination elle-même risquait de se transformer en fatalisme lorsqu'elle devenait l'objet d'une appropriation sentimentale 2. Enfin, le désir de séparer les élus du reste du monde pouvait conduire, par une intensification sentimentale soutenue, à une sorte de vie communautaire monastique à caractère semi-communiste, telle que le piétisme l'a sans cesse fait naître dans l'Église réformée 3.
Mais aussi longtemps que cet effet extrême, conditionné précisément par cette intensifi­ca­tion sentimentale, ne se fit pas sentir, donc aussi longtemps que le piétisme réformé s'efforça d'assurer le salut dans la vie temporelle, l'effet pratique des principes piétistes se limita à un contrôle ascétique plus strict encore de la conduite dans la profession et à un renforcement de la morale professionnelle. Si bien que la simple « respectabilité » temporelle à laquelle aspirait le réformé de type courant fut considérée par les piétistes « supérieurs » comme un christianisme de second ordre. Plus était prise au sérieux l'aristocratie religieuse des élus qui apparaissait dans chacune des formes de l'ascétisme calviniste, plus elle s'organisait volontairement en conventicules à l'intérieur de l'Église. C'est ce qui s'est passé en Hollande. En revanche, dans le puritanisme anglais, elle conduisit d'un côté à une différenciation formelle, dans l'organisation de l'Église, entre chrétiens actifs et chrétiens passifs, et d'un autre côté - nous l'avons montré plus haut - à la formation de sectes.
[135] L'évolution du piétisme allemand, qui s'est développé à partir du terrain luthérien et auquel sont liés les noms de Spener, Francke et Zinzendorf, s'il nous éloigne de la doctrine de la prédestination, ne nous tire nullement hors de la sphère d'influence des idées dont ce dogme était le couronnement logique. Spener atteste lui-même avoir été influencé par le piétisme anglo-néerlandais, ce qui manifeste, par exemple, le fait que Bailey était lu dans ses premiers conventicules 4.
En tout cas, de notre point de vue, ce piétisme n'est qu'un signe de la pénétration dans le domaine de la religiosité non calviniste d'un style de vie cultivé et contrôle méthodiquement, c'est-à-dire ascétique 1. Mais le luthéranisme devait nécessairement ressentir cet ascétisme rationnel comme un corps étranger et le manque de cohérence de la doctrine piétiste alle­mande fut la conséquence des difficultés croissantes qui en découlèrent. Pour fonder dogma­ti­quement [136] une conduite religieuse systématique, Spener combine les idées luthérien­nes avec la doctrine spécifiquement calviniste des oeuvres bonnes en soi, entreprises « en vue de la gloire de Dieu» 2. Il Croit aussi, ce qui a une résonance calviniste, à la possibilité pour les élus de parvenir à un degré relatif de perfection chrétienne 3. Mais, précisément, il ne manque que la cohérence de la théorie. Spener, influencé qu'il était par les mystiques 4, a tenté d'une manière assez imprécise, mais essentiellement luthérienne, de décrire plutôt que de fonder le type systématique de la conduite chrétienne, pourtant essentiel à la forme de son piétisme. Il n'a pas fait découler la certitudo salutis de la sanctification, mais, au lieu de l'idée d'épreuve [Bewährung], il opta pour le rattachement plus lâche à la foi dont nous avons parlé ci-dessus 5.
Cependant, dans la mesure où l'élément rationnel ascétique du piétisme a conservé la suprématie sur la part émotionnelle, les idées qui, de notre point de vue, sont essentielles ont conserve leur place. A savoir : 1º porter la sainteté personnelle à un degré toujours plus élevé de certitude, de perfection, sous le contrôle de la loi, est un signe de l'état de grâce 1; 2º la divine Providence [137] « agit » à travers ceux qui se trouvent dans un tel état de perfection, en ceci que Dieu leur fait signe s'ils persévèrent patiemment et délibèrent méthodiquement 2. S'adonner à un métier était aussi pour A. H. Francke le moyen ascétique par excellence 3. Pour lui, comme pour les puritains, il était solidement établi que Dieu lui-même bénissait les siens par le succès de leur travail.
Afin de remplacer le « double décret », le piétisme élabora des idées analogues, quant à l'essentiel, à celles du calvinisme, encore qu'adoucies, telle l'idée d'une aristocratie d'élus 4 par la grâce particulière de Dieu, avec toutes les conséquences psychologiques que nous avons signalées plus haut. Le « terminisme » 5, généralement imputé (à tort) au piétisme par ses adversaires, appartient à celles-ci. S'il supposait que la grâce [138] était offerte à tous les hommes, c'était ou bien une seule fois pour chacun d'eux, à un moment déterminé de leur vie, ou bien une dernière fois, à un moment quelconque 6. L'universa­lisme de la grâce n'était plus d'aucun secours pour celui qui laissait passer ce moment : il était dans la même situation que ceux que Dieu avait laissés de côté selon la doctrine calviniste. Très proche de cette théorie, l'idée largement répandue - on peut même dire prédominante - dans le piétisme, idée que Francke, par exemple, avait déduite de son expérience personnelle, et selon laquelle la grâce ne pouvait « faire irruption » que dans certaines circonstances bien particulières, c'est-à-dire après une expérience préalable du péché et de la repentance [BuBkampf] 1. Comme selon les vues des piétistes chacun ne possédait pas nécessairement les dispositions appropriées pour vivre une telle expérience, ceux qui n'y parvenaient pas, en dépit du recours aux méthodes ascétiques recommandées, faisaient figure, aux yeux des régénérés, de chré­tiens passifs. D'autre part, étant donné la création d'une méthode de repentance, l'obtention même de la grâce divine devenait aussi, en fait, l'objet d'une activité humaine rationnelle.
Des doutes à l'égard de la confession privée étaient nourris, sinon par tous les piétistes (Francke, quant à lui, en était exempt), du moins par nombre d'entre eux, ainsi qu'en font foi les questions, formulées en particulier par des pasteurs, qui reviennent constamment chez Spener. Doutes dus à cet aristocratisme de la grâce et qui contribuèrent à miner la confession privée dans le luthéranisme lui-même. Les effets, visibles dans la conduite, de la grâce obtenue par la pénitence constituaient le critère nécessaire de l'admission à l'absolution. D'où l'impossibilité de se contenter, pour l'accorder, de la simple contritio 2.
[139] Bien que Zinzendorf demeurât indécis face aux attaques de l'orthodoxie, le jugement qu'il portait sur sa position religieuse tendait constamment vers la notion de vase d'élection [Rüstzeug]. Pour le reste, il est vrai, le point de vue idéologique de ce remarquable « dilettante religieux « (Ritschl dixit), sur les points qui sont pour nous importants nous paraît difficile à formuler clairement 3. A plusieurs reprises il s'est défini luimême comme le représentant du « trope paulinien-luthérien », s'opposant ainsi au « trope piétiste-jacobiste » [jakobisch] avec son attachement à la loi. Cependant la confrérie des Frères [moraves] - autorisée et encouragée en cela par Zinzendorf, en dépit de l'affirmation répétée de son luthéranisme 4 -, dès le protocole notarié du 12 août 1729, soutenait en pratique un point de vue qui, à bien des égards, correspondait à celui de l'aristocratie calviniste des élus 5. Le transfert, si discute, de la charge d'ancien au Christ, en date du 12 novembre 1741, était l'expression extérieure d'une attitude analogue. En outre, des trois « tropes » [luthérien, calviniste et morave] de la confrérie, le calviniste et le morave admettaient dès le début, pour l'essentiel, une éthique des professions [Berufsethik]. D'une façon toute puritaine, Zinzendorf avait exprimé devant John Wesley l'idée suivante : un juste serait-il incapable de toujours connaître par lui-même son propre état de grâce, les autres du moins ne manqueraient pas de s'en apercevoir à sa conduite 1.

[140] D'un autre côté, l'élément émotionnel occupait une place de premier plan dans la piété spécifique de Herrnhut. En particulier, Zinzendorf lui-même cherchait continuellement à contrecarrer la tendance à la sanctification ascétique au sens puritain 2 et à infléchir la sanctification par les oeuvres dans un sens luthérien 3. Ainsi, comme conséquence du rejet des conventicules et de la Conservation de la pratique de la confession, se développait une dépendance [Gebundenheit] essentiellement luthérienne à l'égard des sacrements. En outre, ce principe propre à Zinzendorf qui fait de la naïveté du sentiment religieux le signe de son authenticité (le tirage au sort, par exemple, comme moyen de révéler la volonté de Dieu) s'opposait profondément au rationalisme de la conduite. Dans l'ensemble, à l'intérieur de la sphère où l'influence du comte [de Zinzendorf] se faisait sentir 4, c'est bien plus dans la religion des Frères moraves que dans le reste du piétisme que l'on voit dominer les éléments anti-rationnels et sentimentaux 5. Le rapport entre moralité et rémission des péchés est aussi lâche dans l'idea fidei fratrum de Spangenberg 1 que [141] dans le luthéranisme en général. Le refus que Zinzendorf oppose à la recherche méthodiste de la perfection correspond - ici comme ailleurs - à son idéal eudémoniste qui veut faire éprouver icibas émotionnellement aux hommes 2 la béatitude (il dit: la félicité), plutôt que de les conduire, par un travail rationnel, à s'en assurer pour l'autre monde 3.


D'autre part, l'idée est restée vivace, chez les moraves, que l'importance de la confrérie, à l'inverse d'autres Églises, résidait en une vie chrétienne active, un idéal missionnaire et - ceci a été mis en rapport avec cela - dans le travail professionnel 4. Ajoutons que la rationalisation pratique de la vie en fonction de l'utilité était aussi un élément essentiel de la philosophie [Lebensanschauung] de Zinzendorf 5. Pour lui, comme pour d'autres piétistes, elle découlait d'une part de l'aversion marquée pour les spéculations philosophiques estimées dangereuses pour la foi et de la prédilection correspondante pour la connaissance empirique 6, et d'autre part, [142] d'un bon sens avisé de missionnaire professionnel. La confrérie était du même coup un centre de mission et une entreprise commerciale. Elle conduisait ainsi ses membres sur la voie de l'ascétisme temporel, lequel, en tous lieux, s'informe d'abord des « tâches » à accomplir pour les exécuter froidement et méthodiquement. Un nouvel obstacle apparaissait cependant : la glorification du charisme de la pauvreté apostolique chez les « disciples » que Dieu a choisis parle moyen de la « prédestination » 1, [143] glorification qui dérivait de l'exemple de la vie missionnaire des apôtres. Cet obstacle constituait en fait un retour partiel aux consilia evangelica. L'élaboration d'une éthique professionnelle rationnelle, à la manière calviniste, en fut certainement retardée; mais elle n'était nullement impossible, comme le montre la transformation du mouvement baptiste. Bien plus, sur le plan subjectif, cette éthique fut activement préparée par l'idée du travail accompli purement et simplement « pour l'amour du métier ».
Si nous considérons le piétisme allemand du point de vue qui nous importe, nous sommes obligés de noter une certaine hésitation, une incertaine incertitude dans l'assise religieuse de son ascétisme. Comparées à la cohérence de fer du calvinisme, ce sont là les causes d'un affaiblissement considérable qui découle pour une part des influences luthériennes, pour une part du caractère sentimental de la religiosité. A vrai dire, c'est une vue par trop unilatérale que de faire de cet élément sentimental le caractère distinctif du piétisme par opposition au luthéranisme 2. Mais la rationalisation de l'existence devait nécessairement être bien moins forte que dans le calvinisme parce que la pression intérieure exercée par la préoccupation de cet état de grâce qu'il faut sans cesse vérifier [bewähren] et qui est la garantie de l'avenir éternel renvoyait au présent. La certitude personnelle que le prédestiné cherchait à obtenir et à renouveler, sans relâche, dans une besogne professionnelle couronnée de succès, cette certitude faisait place à l'humilité et à l'abnégation 1. Pour une part, celles-ci étaient la consé­quence du stimulus sentimental dirigé uniquement vers l'expérience spirituelle; pour une autre, la conséquence de l'institution luthérienne de la confession, laquelle, il est vrai, était [144] souvent considérée par le piétisme avec une profonde défiance, mais ne laissait pas encore d'être généralement tolérée 2. En tout cela se manifeste cette recherche spécifi­quement luthérienne du salut, pour laquelle l'important est le « pardon des péchés » et non point la « sanctification » pratique. Au lieu d'une aspiration rationnelle à la certitude d'acquérir et de conserver la béatitude future (dans l'au-delà), on trouve ici le besoin de sentir [fühlen] maintenant (ici-bas) la réconciliation, la communion avec Dieu. Mais, en un certain sens, il en va dans le domaine de la vie religieuse comme dans celui de la vie économique, ou le penchant à jouir du présent s'oppose à une organisation rationnelle de l'« économie » liée à la prévoyance de l'avenir.

Il est donc évident que l'orientation des besoins religieux vers la satisfaction intérieure, sentimentale et actuelle, marquait d'un signe négatif toute motivation conduisant à rationa­liser l'action dans le siècle, alors que les calvinistes, avec leur exigence d'une confirma­tion [Bewährung] de la grâce et leur préoccupation exclusive de l'au-delà, l'affectaient d'un signe positif. Cette attitude religieuse était cependant beaucoup plus favorable à une pénétration méthodique de la conduite par la religion que la foi traditionaliste des luthériens orthodoxes, tout attachés à la lettre et aux sacrements. Dans l'ensemble, le piétisme, de Francke et de Spener jusqu'à Zinzendorf, a évolué dans le sens d'une accentuation toujours plus marquée de son caractère sentimental. Mais ce n'était en aucune façon l'expression d'une loi immanente à son développement. Cela découlait des différences de milieu religieux (et social) où s'étaient formés les principaux dirigeants. Nous ne pouvons entrer ici dans de telles considérations, ni discuter comment ces particularités du piétisme allemand ont influé sur son extension sociale et géographique 3. Il importe, encore une fois, de nous souvenir que ce piétisme se nuance [145] de transitions insensibles, par rapport au comportement religieux des « saints » puri­tains. Si nous voulions tirer, provisoirement du moins, une conséquence pratique de la diffé­rence constatée, nous pourrions avancer que les vertus cultivées par le piétisme étaient davantage celles du fonctionnaire, de l'employé, de l'ouvrier, du travailleur à domicile, « fidèles » à leur besogne [berufstreu] 4, et aussi celles du patron aux sentiments patriarcaux, à la condescendance pieuse et satisfaite (à la manière de Zinzendorf). Par comparaison appa­raît l'affinité élective du calvinisme pour le dur légalisme de l'entrepreneur capitaliste bourgeois 1. Finalement, comme Ritschl l'avait déjà souligné 2, le piétisme purement senti­mental est un pieux enfantillage [Spielerei] pour « classes oisives ». Aussi peu exhaustive que soit cette caractérisation, elle rappelle pourtant, de nos jours encore, certaines particu­larités du caractère (y compris son aspect économique) des peuples qui ont vécu sous l'influence de l'un ou de l'autre de ces deux courants de l'ascétisme.

[C. Le méthodisme.]

(retour à la table des matières)

Le méthodisme, ce mouvement anglo-américain qui correspond au piétisme continental, est, lui aussi, caractérisé par cette alliance de religiosité sentimentale - de type encore ascéti­que cependant - avec une indifférence croissante pour les fondements dogmatiques du calvinisme, voire leur refus 3. Son nom [146] indique déjà cette qualité des fidèles qui frappait les contemporains, à savoir la nature systématique, « méthodique », de la conduite en vue de la certitudo salutis - car, ici aussi, dès le début, celle-ci s'est trouvée au centre des aspirations religieuses, et elle y est demeurée. En dépit des différences, une parenté indé­niable avec certaines tendances du piétisme allemand 4 apparaît surtout en ceci que la méthode a été utilisée en premier lieu pour provoquer l'acte émotionnel de la « conversion ». Et cette importance accordée au sentiment - éveillée chez John Wesley par des influences luthériennes et moraves - conduisit le méthodisme, qui dès le début situait sa mission parmi les masses, à adopter un caractère profondément émotionnel, en Amérique particulièrement. Dans certaines circonstances, la repentance entraînait aux extases les plus terribles, et, en Amérique, avec une prédilection particulière pour que cela s'accomplît en public, au « banc d'angoisse ». Ce qui induisait a croire que la possession de la grâce divine était imméritée, partant, à prendre une conscience immédiate de la justification et du pardon.

À partir de quoi cette religiosité émotionnelle entrait dans une alliance particulière - non sans d'assez grandes difficultés intérieures - avec l'éthique ascétique que le puritanisme avait définitivement marquée du sceau de la rationalité. Tout d'abord, au rebours du calvinisme, avec sa tendance à réputer trompeur tout ce qui n'était que ressenti, l'unique et indéniable fonde­ment de la certitudo salutis y était, en principe, représenté par le pur sentiment de la certitude absolue du pardon, certitude émanant du témoignage immédiat de l'esprit et rapportée à un jour, à une heure qui devaient normalement pouvoir être déterminés. La doctrine wesleyenne de la sanctification divergeait notoirement de la conception orthodoxe, bien qu'elle en fût comme un développement logique. [147] Selon Wesley, par la vertu de la grâce divine agissant en lui, un régénéré de cette espèce pouvait, dès cette vie, parvenir à la sanctification et à la conscience de la perfection - au sens de libération des forces du mal - cela au moyen d'un second processus intérieur, généralement indépendant et soudain. Pour difficile à atteindre que soit ce but - on n'y parvient d'ordinaire que vers la fin de la vie - il faut y aspirer sans réserve, car il assure définitivement la certitudo salutis et substitue une conscience sereine au maussade souci du calviniste 1. Le converti véritable s'en trouvera en tout cas justifié devant lui - et même devant autrui sur lui le péché n'aura plus de prise.
Malgré l'importance décisive du témoignage du sentiment personnel, une conduite vertueuse n'en devait pas moins être observée. En combattant la justification par les oeuvres [telle qu'elle était entendue] à son époque, Wesley ne faisait que ranimer l'ancienne conception puritaine selon laquelle les oeuvres ne sont pas la cause réelle de l'état de grâce, mais le simple moyen de reconnaître celui-ci, et dans la mesure seulement où lesdites oeuvres sont accomplies en vue de la gloire de Dieu. Une conduite vertueuse ne suffisait pas, sa propre expérience en témoignait : il fallait que le sentiment de la grâce vînt s'y ajouter. Wesley définissait parfois les oeuvres comme une «condition » de la grâce, et dans la Déclaration du 9 août 1771  1 il est même allé jusqu'à affirmer que celui-là n'est pas un vrai croyant qui n'accomplit pas de bonnes actions. En fait, les méthodistes ont toujours soutenu qu'ils ne se distinguaient pas de l'Église établie par la doctrine, mais uniquement par la pratique religieuse. Cette importance accordée aux « fruits » de la foi était fondée en grande partie sur I Jean III, 9, et la conduite était tenue pour un signe manifeste de la régénération 2.

En dépit de tout cela, des difficultés s'étaient élevées. Puisque la certitude de la perseverantia s'attachait alors à une volonté de repentance mise en œuvre une fois pour toutes [einmaliger BuBkampf], la certitudo salutis [ne résidait plus] dans la conscience de la grâce issue de l'épreuve [Bewährung] toujours renouvelée de la conduite ascétique, mais dans le sentiment immédiat de la grâce 3 et de la perfection [148]. Or pour ceux d'entre les méthodistes qui adhéraient à la doctrine de la prédestination, ce transfert [de la certitudo salutis] ne pouvait signifier que de deux choses l'une. Ou bien, pour les natures faibles, c'était une interprétation antinomiste de la « liberté chrétienne », donc l'effondrement de la conduite méthodique; ou bien, lorsque cette conséquence était rejetée, la confiance en soi de l'homme vertueux 4 atteignait des hauteurs vertigineuses, [provoquant] une intensification émotion­nelle du type puritain. Pour faire face aux adversaires, on tenta de s'opposer à ces consé­quences; d'une part, en accentuant l'autorité normative de la Bible et le rôle indispensable de l'épreuve [Bewährung] 5; d'autre part, en renforçant le courant anticalviniste de Wesley [et de ses amis] à l'intérieur du mouvement, et son enseignement que la grâce peut être perdue. Les profondes influences luthériennes auxquelles avait été exposé Wesley 6, par l'intermédiaire des Frères moraves, renforcèrent cette évolution et accrurent l'incertitude touchant l'orienta­tion religieuse de l'éthique méthodiste 7. Finalement, seul le concept de « régénération », certitude de salut se manifestant comme résultat immédiat de la foi, était définitivement maintenu en tant que fondement indispensable de la grâce, et avec lui la preuve logique de cette dernière : la sanctification résultant [149] (virtuellement du moins) de la libération à l'égard des forces du mal. L'importance des moyens extérieurs de la grâce en était diminuée d'autant, celle des sacrements en particulier. En tout cas, le general awakening qui partout accompagnait le méthodisme - et jusqu'en NouvelleAngleterre - était l'indice d'une emprise croissante de la doctrine de la grâce et de l'élection 1.


Ainsi, pour nous, l'éthique du méthodisme semble-t-elle reposer sur une base aussi incer­taine que celle du piétisme. Mais l'aspiration à une higher life, à la « seconde félicité » [Segen], lui servait d'équivalent de la doctrine de la prédestination. Ajoutons qu'étant donné ses origines, son éthique pratique s'ordonnait rigoureusement sur celle du puritanisme anglais dont il aspirait à être le revival.
L'acte émotionnel de la conversion était méthodiquement provoqué. Une fois atteint, il ne s'ensuivait pas cette pieuse jouissance de la communion avec Dieu du piétisme sentimental de Zinzendorf, mais aussitôt éveillé, le sentiment était dirigé vers la poursuite rationnelle de la perfection. Le caractère émotionnel de sa religiosité ne conduisait donc pas à une religion intériorisée [innerlich], sentimentale, à l'instar du piétisme allemand. Schneckenburger a déjà montré que le fait est en relation avec un moindre développement du sentiment du péché (en partie, précisément, par suite du déroulement émotionnel de la conversion), ce qui est demeuré un point acquis de la critique du méthodisme. Le caractère fondamental du senti­ment religieux est resté ici calviniste et cela est décisif. L'excitation émotionnelle prenait la forme d'un enthousiasme corybantique [horybantenartig], occasionnel cependant et ne portant, du reste, nullement préjudice au caractère rationnel de la conduite 2. La « régénéra­tion » du méthodisme a ainsi simplement ajouté un élément à la pure doctrine de la justifica­tion par les oeuvres - une assise religieuse pour la conduite ascétique [150] - après que fut abandonnée la doctrine de la prédestination. Les signes fournis par la conduite, moyen indispensable de contrôler la vraie conversion, sinon condition même de celle-ci, ainsi que Wesley l'a parfois observé, étaient en fait les mêmes que dans le calvinisme. Dans la discus­sion qui va suivre nous pourrons négliger le méthodisme, car ce produit tardif 3 n'ajoute rien de nouveau à l'évolution de l'idée de Beruf 4.


Yüklə 0,79 Mb.

Dostları ilə paylaş:
1   2   3   4   5   6   7   8   9   ...   18




Verilənlər bazası müəlliflik hüququ ilə müdafiə olunur ©genderi.org 2024
rəhbərliyinə müraciət

    Ana səhifə