LETTRES A M. PANIZZI 115
il s'agit de coudre, » A vous dire le vrai, je ne croirai à votre démission que lorsqu'elle sera acceptée, et, sans vous faire de compliments, je ne crois pas qu'il y ait de„minislre qui ne se donne beaucoup de peine pour vous retenir. M. Gladstone, qui est je crois votre minisire, s'en donnera plus que tout,autre, d'autant plus que vous ne lui laissez personne qui puisse vous remplacer. Je le répète, il n'y a pas de compliments entre nous; et vous le savez comme moi, que vous n'avez pas de remplaçant possible, attendu qu'on ne trouverait pas dans les trois royaumes un homme aussi bien venu que vous dans le monde et en faveur auprès de tous les partis. Je ne vois pas trop comment vous pourrez répondre à M. Gladstone vous disant : « "Vous nous mettez dans un grand embarras. Patientez et élevez-nous un successeur. » Mon espérance est que, dans ce combat, où je ne serais pas fâché d'ailleurs que vous fussiez vaincu, vous fixerez des conditions qui vous donnent de plus longues vacances et moins de peine.Yous avez autant de droits qu'un évêque à un coadjuteur. En tout cas, j'attends de vos nouvelles avec impatience.
11 G LETTRES A M. PAN1ZZI
Je ne sais si je vous ai parlé des yeux de madame de Monlijo. Elle est menacée de la cataracte et, de plus, d'une autre maladie qu'on appelle glaucome ou glaucose. Il y a ici un très savant oculiste, inventeur d'un instrument avec lequel on voit clans l'intérieur d'un œil comme dans une assiette. Il dit que, si elle ne se l'ait pas opérer assez prornptement, elle sera irrémissiblement aveugle. Elle a pris cet arrêt avec beaucoup plus de calme que nous ne l'espérions, et je crois qu'elle s'y résigne de bonne grâce. Elle est, d'ailleurs, en bon état général de santé. Yoilà un motif de plus contre le voyage d'Angleterre; mais il était d'ailleurs inutile, comme vous le saviez.
Je lis cette affreuse histoire de Carlyle et je suis continuellement tenté de jeter le livre par la fenêtre. Il y a pourtant des recherches et du travail, mais une prétention insupportable et une outrecuidance achevée.
La conférence du Journal des Savants m'a jeté une tuile sur la tête, en me chargeant de faire un article sur l'Histoire de César. Je me trouve avec cette conférence comme vous avec vos Trustées. Ils me prennent par les sentiments et me deman-
LETTRES A M. l'ANIZZl 117
dent l'article en question comme un service au journal et à eux-mêmes. J'ai donc été obligé de me résigner en dimittendo auriculum ut ini-qusB montis asellus. Pourriez-vous me dire s'il y a eu dans quelque revue anglaise quelque bon article sur l'ouvrage, ou du moins quelque article qui ait fait sensation dans le monde policé, et, dans ce cas, veuillez me l'indiquer; vous me rendrez un grand service. ■
M. de Flabaut est parti pour Londres, il y a trois jours. Je ne sais s'il comple y passer quelque temps. Il m'a invité à aller le voir en Ecosse, mais c'est un peu loin pour un asthmatique.
Dupin a fait l'autre jour au Sénat un discours
très amusant à propos de la suppression de la
prostitution. Il a parlé tout à t'ait comme lord Mel
bourne à l'archevêque de Canterbûry, et nous
avons voté pour ces dames à-une assez grande
majorité, considérant le peu d'usage que nous en
faisons. ' ,
Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien et donnez-moi de vos nouvelles.
1(8 LETTRES A M.. PAN1ZZI
L
Paris, 3 juillet 1865.
Mon cher Panizzi,
J'ai dîné vendredi dernier aux Tuileries, où Leurs Majestés m'ont beaucoup demandé de vos nouvelles. L'impératrice savait quelque chose de vos projets de retraite et m'a fort questionné à ce sujet. Elle voulait savoir si vous aviez quelque sujet de plainte ou de mauvaise humeur. J'ai répondu que je ne savais rien, sinon que vous travaillez depuis fort longtemps et qu'il était naturel que vous eussiez envie de vous reposer ; que, d'ailleurs, loin d'être de mauvaise humeur, vous étiez un souverain absolu au Muséum, que vous imposiez vos volontés de la façon la plus despotique, au point d'exiler le gorille, sous prélexfe que vous ne le trouviez pas assez beau. Varaigne aussi s'est fort enquis de vous, ainsi que madame de la Poèze.
L'empereur se porte admirablement et est rajeuni de cinq ans. Il vient de faire une brochure
LETTRES A M. PANIZZI 119
1res intéressante sur l'Algérie. 11 l'a envoyée presque mystérieusement à quelques personnes. C'est une critique très vive, très bien raisonnée, et à ce qu'il me semble, irréfutable, de la politique suivie en Algérie et de l'administration de la guerre à l'égard de la colonie. Il n'y a qu'une réponse à faire. Pourquoi dire que votre valet de chambre n'est pas en état de faire son service ? Prenez-en un autre et dites-lui ce que vous voulez. Comme style et comme logique, d'ailleurs, il n'a jamais rien fait de mieux.
Il y a ici un marquis de X..., fort lancé dans le grand monde des jeunes gens. Ce monsieur paraît pénétré du principe grammatical : le masculin s'accorde avec le masculin. 11 a écrit au jeune Z... une lettre fort touchante : 0 crudelis Alexil nihil mea carmina curas; ou quelque chose de semblable. Z... a montré le billet doux à ses amis et a donné rendez-vous rue du Colysée, à une heure du matin. M. le marquis est venu et a fait sa déclaration en forme sur le trottoir, devant une jalousie baissée à un rez-de-chaussée, derrière laquelle se trouvaient une douzaine de membres du Jockey-Club. Tout d'un coup ces mes-
120 LETTRES A M. rANIZZI
sieurs sortirent en masse, rossèrent un peuX..., puis le portèrent dans le bassin des Champs-Elysées. Sorti de là fort refroidi, il alla prier le comte de M... de porter un cartel à Z...; M... ne voulut pas s'en mêler; alors il s'est adressé à la justice et a porté plainte contre ses baigneurs. Presque en même temps, un turco tuait aux Tuileries un de ses camarades, son rival auprès d'une cuisinière. Vous voyez que les barbares se civilisent, et que les civilisés s'abrutissent.. Je crains que la fin du monde ne soit proche.
Adieu, mon cher Panizzi; portez-vous bien et tenez-vous en joie, si vous pouvez.
LI
Paris, 9 juillet I8C5.
Mon cher Panizzi,
L'empereur part mercredi pour Plombières, et probablement en même temps l'impératrice ira à Fontainebleau,'mais toute seule. Elle a, dit-on, l'intention d'aller ensuite à Biarritz, lorsque l'em-
LETTRES A M. PANIZZ1 12tt
pereur aura terminé son inspection du camp de-Cliâlons.
Paris commence fort à se dépeupler, il y fait une chaleur tropicale et il faut avoir un parasol comme à Cannes pour passer les ponts. Je suppose-que vous avez à peu près la même température-à Londres et que. vous vous trouvez assez bien* le soir dans votre jardin.
Mademoiselle Marguerite Libri m'a écrit et mc-parle de la stupéfaction produite dans le Britisb Muséum par l'annonce de votre retraite, les espérances et les peurs que causent vos successeurs-probables. L'important, c'est que vous ne regrettiez pas trop votre boutique, et, pour cela, il. fout que vous vous mettiez le plus tôt possible à quelque ouvrage, History ofmy oiun Life, —En-gland andthe English; voilà deux ouvrages que je-vous propose, ou bien faites un recueil de sonnets ou un traité De rébus omnibus et quibusdam aliis^ La grande difficulté, c'est de passer de l'esclavàge-à la liberté, et il faut soigner la transition. Voyez ce qui se passe pour les nègres aux États-Unis^
Vous me paraissez résolu à demeurer en Angleterre. Bien qu'il y ait fort à discourir là-dessus^.
122 LETTRES A M. PANIZZI
je penche à vous approuver, car c'est là que vous avez vos habitudes. Je ne suis pas sûr que vous vous trouvassiez à votre aise en Italie ou ailleurs. D'un autre côté, à nos âges, on n'aime plus guère l'agitation, et je crains fort pour l'Europe dans les dernières années de notre vie. La Révolution n'a dit nulle part son dernier mot ; elle passera la Manche, je le crois; mais ce sera tard et lorsque nous n'aurons pas à nous en préoccuper.
Il paraît que lord Palmerston ne se dispose nullement à résigner. Il veut mourir son portefeuille sous le bras, et je crois qu'il y réussira. C'est une belle vie, mais il y aurait encore quelque chose de plus beau. J'ai peur qu'il ne quitte la partie trop tard et lorsqu'il ne sera plus regretté.
Vous ne me dites rien des élections. Je crois il une Chambre à peu près la même que la défunte, un peu plus poltronne et un peu plus amoureuse d'argent et de paix.
Adieu, mon cher Panizzi ; je vais passer à la Bibliothèque demain, pour savoir où en est le portrait de l'infant de Portugal.
LETTRES A M. TANIZZI 123
lu
v , Paris, IG juillet 1805.
, Mon cher Panizzi,
Je partirai ou mardi ou mercredi. Je serai à Londres dans la soirée, vers onze heures. Demain,. je vous écrirai, si je pars mardi, de façon que ma lettre vous arrive mardi matin. De toute manière comptez sur moi pour jeudi.
J'ai passé la soirée hier chez la comtesse de Monlijo, qui va bien. Elle n'a déjà plus de bandeau noir et on lui permet de rester dans sa chambre et de causer. Il est impossible d'avoir plus de courage et de calme qu'elle n'en a montré.
Le prince impérial a été et est, je crains, encore un peu malade ; ce qui a mis l'empereur et l'impératrice dans toutes les inquiétudes et les a obligés d'ajourner leur voyage. Cela s'annonçait comme une fièvre muqueuse, mais on m'a dit que la fièvre est tombée et qu'il allait beaucoup mieux hier au soir. Je vais voir la comtesse de ce pas et je vous enverrai le bulletin en post-scriptum.
124 LETTRES A M. PANIZZI
Le prince Napoléon est en Irlande, ou en route pour y aller, à bord d'un très beau navire de l'État. Cependant il prétend n'être plus prince, et a congédié toute sa maison. II n'a pas perdu un centime de ses appointements personnels, et cette économie paraît un peu étrange. Il ne faut pas qu'un prince soit trop rangé, surtout quand il a des velléités d'ambition.
Adieu, mon cher Panizzi, je remets les bavardages à notre premier tête-à-tête, c'est-à-dire à bientôt.
P.-S. Les nouvelles ne sont pas mauvaises ce matin. Le prince n'a presque plus de fièvre et commence à demander à manger. Cependant je ne crois pas qu'on soit encore bien assuré qu'il est en convalescence. Je vous donnerai des nouvelles demain; ne dites rien de la maladie cependant. La comtesse va toujours très bien.
lui
Paris, 3 septembre 1SC5.
Mon cher Panizzi, Jeudi, j'ai passé mon temps au Journal des Sa-
LETTRES A M. PANIZZI 125
vants et à l'Académie. Il paraît que la maladie de Ponsard1 est un canard, et, si dans vingt-sept jours il n'arrive pas de mort dans le corps des immortels, je suis hors d'affaire. Vendredi, je n'ai pu attraper madame de Montijo. Hier, je suis allé lui demander à dîner. Je lui ai fait vos compliments bien entendu.
Voici le bilan de l'aventure de Neuchatel : madame de Montebello, le bras cassé ; mademoiselle Bouvet, une côte cassée et la clavicule cassée, plus des vomissements de sang qui ont duré plusieurs jours. Elle est hors de danger à présent, mais condamnée à garder le lit pendant quarante ou cinquante jours. Le valet de pied qui a empêché la voilure où se trouvaient ces dames de culbuter celle de l'empereur (qui serait tombée d'une cinquantaine de pieds sur les toits des maisons de Neuchatel), ce valet de pied a eu le pied horriblement fracturé, et d'abord il avait été question de l'amputer; mais Nélaton a si bien fuit que le pauvre diable s'en tirera et en sera
1. Aux termes du règlement de l'Académie, c'est le directeur en exercice, lorsqu'un do ses collègues vient h mourir, qui a charge de recevoir le successeur du défunt. — Mérimée était alors directeur de l'Académie-
126 LETTRES A M. PAKIZZI
quitte pour une quarantaine de jours de repos forcé, la jambe enfermée dans une botte inflexible de dextrine. La princesse Anna a été moins maltraitée que les autres : tout s'est borné à une forte contusion à la joue et à la tempe.
M. de Talleyrand recommandait de n'avoir pas de zèle. Les Neuchalelois en ont eu. Ils ont donné à l'empereur des chevaux neufs qui n'avaient jamais été attelés, et, au lieu de cochers, ce sont des messieurs qui les ont menés. Aussi est-ce un miracle qu'ils n'aient pas été précipités tous d'une soixantaine de pieds au moment où le sifflet d'une locomotive a fait emporter les chevaux. L'impératrice est revenue aujourd'hui à Fontainebleau avec la princesse Anna. Je crois que les autres blessées demeureront encore quelques jours en Suisse. Elles sont, d'ailleurs, aussi bien que possible.
•Je suis fâché et content, mon cher Panizzi, que vous me regrettiez. Je vous assure que je suis bien triste à dîner tout seul. J'expédie mon repas en cinq ou six minutes; et, puisque nous parlons de manger, je vous dirai que je vous trouve bien cruel, après m'avoir engraissé comme on failles
LETTRES AM. PANIZZI 127
oies; en abusant de leur gourmandise, de venir me'reprocher encore de n'avoir pas fait honneur à votre cuisine de Balthazar. Au reste, tous mes amis trouvent que je lui fais le plus grand honneur. Pendant mon absence, miss Lagden m'a procuré l'arc d'un chef tartare qui a eu le malheur d'être tué à Palikao. C'est le pendant de l'arc d'Ulysse pour la force, la roideur, etc. Eh bien, grâce à votre bœuf salé, je l'ai bandé du premier coup.
Yous aurez vu que M. Walewski a été nommé président du Corps législatif. 11 a eu dans son département la presque unanimité des suffrages ; mais enfin son élection n'a pas été vérifiée par la Chambre, et il me semble que constitutionnelle-ment parlant, il n'est pas encore député. Mais il lui faut et l'hôtel et le traitement, et on ne sait rien refuser aux quémandeurs.
11 y a des cas de choléra à Paris, mais ils n'ont pas le caractère épidémique. I| fait une chaleur horrible pendant le jour, très frais le soir, les melons et les pêches sont excellents et on se donne facilement la colique. Avis au lecteur. Il paraît que le choléra de Marseille n'est pas beaucoup plus méchant.
"328 LETTRES A M. PANIZZ1
Mon article au Journal des Savants a été voté memine contradicenlc. Il paraîtra le 1" octobre. ■Cousin en a été content. J'ai vu avant-hier la duchesse Colonna, qui se rappelle à votre souvenir.
Madame de Montijo voit un peu mieux. Elle •sort sans lunettes et est très contente du peu qu'elle a gagné.
Les fêtes de Brest et de Portsmoulh déplaisent •beaucoup à l'opposition. Son cheval de bataille -actuel est de rétablir les anciennes provinces et •de détruire l'œuvre si utile de la Convention, qui, •en inventant les départements, a fortifié l'unité nationale. Il ne se peut rien de plus fou et de çlus absurde, mais la haine est aveugle. Les Bro-:glie, Guizot e tutti quanti sont jusqu'au cou dans -ce beau projet. Thiers laisse faire sans approuver.
Tous les ministres sont à la campagne, Leurs ."Majestés aussi. Il n'y a plus de gouvernement, «l'Espagne couchera peut-être dans votre lit. Ge-muitsub pondère. — Pour moi, jusqu'à ce que j'aie «corrigé mes épreuves, je suis esclave.
Adieu, mon cher Pnnizzi; je crains de devenir
LETTRES A M. PANIZZI 129
trop poétique ou trop missish, si je vous dis combien je pense à vous et à nos deux solitudes présentes et à nos bonnes soirées passées.
LIV
Paris, G septembre 18G5.
Mon cher Panizzi,
J'ai reçu votre lettre«ce matin. Le valet de pied, auquel vous vous intéressez et qui a sauvé Leurs Majestés, est mort avant-hier. L'empereur en a été extrêmement affecté, ainsi que l'imp ératrice. Ils partent ce soir pour Biarritz. Mademoiselle Bouvet ne va pas trop bien et on n'est pas entièrement rassuré sur son compte. Madame de Mon-tebello est mieux, mais fort dolente.
A Fontainebleau, on était en bonne santé, persévérant dans les bonnes résolutions. Le résumé du plan de conduite qu'on s'était tracé était celui-ci : il n'y a plus d'Eugénie, il n'y a plus qu'une impératrice. Je plains et j'admire. D'ailleurs, renouvellement de confiance et d'amitié de
part et d'autre.
u. o
130 LETTRES A M. PaNIZZI
L'alliance de tous les partis ennemis se resserre tous les jours, et tant qu'il ne s'agira que de renverser, elle sera très intime. Les dernières élections ont été faites par la réunion des légitimistes, des orléanistes et des républicains. Les trois minorités l'ont emporté. Il faut dire aussi que Persigny, en comblant la mesure dans les dernières élections générales, a rendu à peu près impossibles les candidatures gouvernementales. Les Français ne veulent pas faire ce qu'ils désirent le plus, du moment qu'on le leur commande. On dit que M. de la "Valette a écrit à ce sujet un très remarquable mémoire à l'empereur. Ce n'est pas de signaler le mal, qui est difficile, c'est d'y trouver un remède.
Il me paraît qu'on est assez inquiet des.élections en Italie. Mazzini et votre ami Garibaldi se prépareraient, dit-on, à faire quelque grosse sottise, qui pourrait être désastreuse. Puisque l'Angleterre et la France sont plus unies que jamais, il serait bien à désirer qu'on parlât des deux côtés le même langage en Italie. Ne pensez-vous pas que, si les électeurs suivent la même tactique qu'en France, c'est-à-dire si les mazziniens s'unis-
Dostları ilə paylaş: |